samedi 20 octobre 2012

Rap : la fabrique de la violence 2/2



                                                                                      
Rap français, rap américain : histoire d’une importation sans compréhension

Le rap fait école, son vocabulaire est dans toutes les cours de récréation dans chaque collège et lycée on entend  « nique ta mère », le pantalon de jogging est relevé d’un côté pour montrer la filiation avec « les frères en esclavage », la capuche ou la casquette… la tenue du parfait gangsta. Mais la problématique du « vrai » gangsta suppose une connaissance de l’histoire américaine qui est bien loin de la culture de ces jeunes. Historiquement l’esclave ne pouvait accéder à la culture, plus encore toute tentative pour apprendre à lire ou écrire était farouchement réprimée. C’est ici qu’il faut chercher le lien dans l’imaginaire afro-américain entre culture et transgression. Toute culture est d’abord transgressive, elle doit s’établir contre l’autorité et la loi. Mais que vaut l’importation de ce modèle dans l’hexagone ? Le rap peut-il revendiquer comme sienne une histoire qui s’est écrite ailleurs ?

 C’est d’abord vers les Etats du Sud des Etats-Unis qu’il faut se tourner,  les noirs y sont assimilés à des biens meubles, sans conscience ni culture. « Nous avons autant que possible fermé toute avenue par laquelle la lumière puisse pénétrer dans l’esprit des esclaves. Si nous pouvions leur supprimer la capacité de voir la lumière, notre tâche serait terminée : ils seraient réduits à l’état de bête de somme et nous serions en sécurité. » Déclaration de Henry Betty, représentant du comté de Jefferson au parlement de l’Etat de Virginie (1831). Texte extrait de Les Sudistes, Roubenol & Cardonnet, éd. Armand Colin, Paris, 1971. On peut lire ici en même temps que l’aveu d’une crainte que les lumières puissent atteindre les esclaves, le fait que l’abrutissement des esclaves est la garantie d’une  sécurité pour les blancs. Comme si l’addition de l’intelligence et de la bestialité risquait d’entraîner la civilisation vers sa perte. Car il y a en creux cette idée que les esclaves sont des « bêtes de somme », des animaux, qui s’ils ne sont pas domestiqués pourraient redevenir dangereux, sauvages. Cette image sert pourtant les esclaves : comme ils sont considérés comme des animaux les planteurs encouragent les danses et les chants qui ont un double avantage, premièrement elles rassurent sur le statut animal du noir proche de la nature et donc du corps, deuxièmement le travail est facilitée par ces chants qui entraînent une cadence. Mais derrière cela se cache une transmission, c’est l’histoire des ancêtres, une morale africaine qui se transmet à travers les chants qui mettent en scènes animaux et paysages africains.  Nous retrouvons ici cette vision d’un monde primitif ou les hommes seraient restés dans une apparente simplicité qui rapproche des premiers temps de l’humanité. Pourtant ces chants, tout comme la capoeira au Brésil, sont la forme que prend une résistance et une rébellion. Nous sommes déjà dans le cadre d’une ritualisation de guerre que les planteurs ne voient pas, et même inverse, aveuglés qu’ils sont par l’idéologie qui les domine. C’est sous cette forme « outlaw » que la culture noire va exister sur le sol américain. Elle devra se perpétuer après sa fin, car les Etats du sud vont promulguer les lois Jim Crow qui empêchent, de fait, la participation des noirs au vote et remettent en place à travers des peines de travaux forcés l’ancien servage sur les plantations. C’est la musique qui prend toujours la place de la culture, d’abord la soul, qui inonde les plantations des larmes des noirs, puis le blues, enfin le jazz. Sa signification est extraite de l’argot américain et signifie littéralement « copuler ». La plus grande expression artistique du 20ième siècle considérée comme une obscénité acoustique par les blancs ! Encore une fois la culture noire va devoir se cacher pour exister, dans les tripots qui sont en même temps le refuge des voleurs et des hors la loi. Les 2 contre-cultures se rencontrent et se  fondent : culture noire et pègre des années 1920-30. Les grandes figures du jazz sont aussi celles de gangster : Mingus est proxénète et Bechett aura plusieurs condamnations pour coups et blessures jusqu’à un échange de coups de feu dans un bar de Paris qui lui vaudra une peine d’emprisonnement en France. Les noirs sont en dehors de la société, ils le subissent jusqu’aux années 1980. Puis se mettent à le revendiquer : voici venu le temps du rap : « Le système est prévu pour nous laisser à l’écart/Alors on deale et on a des flingues pour la maille/C’est un signe des temps/Et je veux ma part/Toute vie se réduit au crime/Je déboule d’un ghetto ripou. » (2 Live Crew, In the Dust, “Sports Weekend”, Luke Records, 1991).


 La construction du rapport au monde et à la rue est très différent entre les blancs et les noirs : pour les blancs la rue est source d’inquiétudes et de dangers, il faut choisir ses relations et limiter les interactions multiples ; pour les noirs il faut développer le tissu horizontal de relation en multipliant les interactions avec la rue. Le passage par la rue est l’assurance d’une connaissance des territoires et du vocabulaire des gangs. Protection d’un côté, exposition de l’autre. L’identification se fait alors pour les noirs du côté de la « clique », ce noyau dur du gang qui est constitué par les « mecs » de la cité. Cette clique est la seule qui possède un pouvoir réel sur le territoire et ce par la force. C’est elle qui devient le lieu du respect et de la convoitise. La misogynie est une donnée de cette violence : historiquement le statut d’esclave est apporté par la mère, en même temps elle est souvent la concubine du « maître » et de fait donc son allié. La femme noire prend alors le statut de traître dans l’imaginaire des noirs. Ils sont privés à la fois des femmes noires et de leur virilité. La peur du noir dans les Etats du sud conduit à la promulgation de lois qui empêchent toute expression virile chez l’homme : il doit marcher toujours de façon à être vu, il ne doit pas s’adresser aux blancs en élevant la voix ou en le regardant dans les yeux… La liberté correspond alors à prendre le contrepied de cette attitude soumise pour devenir des figures de la violence et de la virilité. Souvent le travail est proposé aux hommes loin de leurs foyers, cette stratégie sera celle de l’Afrique du Sud dans le cadre de l’apartheid. La famille tourne autour de la femme, femme potentat qui fixe la famille comme le poteau qui soutient le foyer. Le père est absent et souvent sa condition est méprisée. Brat Ba (rappeuse) l’exprime ainsi « Ma mère était conductrice de bus pour les transports municipaux. Mon père était un clodo. Il n’avait pas de boulot, il dealait un peu. Aujourd’hui il est en tôle » (magazine Groove, janvier 1997). Alors la virilité et le culte du super-mâle devient source d’un imaginaire qui prend pour forme l’obscénité auparavant interdite même sous sa forme la plus anodine. C’est le temps des «dirthy dozens » (ou douzaines dégueulasses), il s’agit de prendre le dessus sur l’autre en « traitant » sa mère, en vainquant par l’usage de la vulgarité. Le groupe 2 Live Crew en fait une démonstration : « Ma maman et ta maman taillaient une bavette/Ma maman a traité ta mère de salope au cul de grosse gouine/Je sais que ta sœur est une salope/Elle a donné son cul, à moi, et tout le quartier, et même qu’elle te suce ». On comprend alors mieux le nom du groupe NTM (Nique ta mère), il y a importation de l’obscénité noire américaine dans le cadre de l’hexagone. Angela Davis qui porte le flambeau de la cause noire en vient à poser « Aussi enthousiasme que nous puissions être en ce qui concerne la capacité de  la culture hip-hop à susciter une conscience contestataire chez les jeunes, le rap défend parfois le nationalisme avec des accents d’une telle misogynie qu’il milite lui-même contre les pratiques révolutionnaires qu’il semble promouvoir.» (« Black nationalism » in Black Popular Culture, seattle, Bay Press, 1992, p.324). NTM suit cette voie sans originalité :  « Plus pervers qu’un revers/Joey Starr/C’est clair/Ta le touché Nique ta mère/Donc à l’endroit comme à l’envers/C’est clair/ta le touché Nique ta mère/Sur les côtés comme par derrière/C’est clair/Ta le touché Nique ta mère. » (NTM, C’est clair, « Authentik », Sony-Epic, 1991). Aux Etats-Unis le rap dur permet de reprendre pied dans une histoire, d’abord en prenant le contrepied, en inversant les rôles et le rapport. En France cela tombe à plat tant le rapport est différent, comme l’histoire. Le rap veut que la dureté soit immédiatement présente : les noms prennent la forme d’un modèle identificatoire « ice », « frost »,  « cold », « iceberg »… Devenir froid comme la mort, craint comme elle, en dehors des sentiments… briser les anciennes références, ne plus subir mais agir. Il faut l’emporter sur les autres et surtout sur cette mauvaise conscience qui hante tout homme qui subit l’esclavage, à quel moment accepte-t-il son sort et plus encore y participe ? Alors briser les anciennes alliances et arborer la haine des blancs et des femmes : « C’est qui ce mac ? C’est un frêre/arborant un grand chapeau/et qu’il croit qu’il peut avoir/n’importe qu’elle salope grâce/à son rap. » (Ice Cub, Who is the mac ?, in « AmeriKKKa’s Most Wanted, Priority Record, 1990). Affligeante vision de l’humanité et du rapport homme-femme. Les héros deviennent alors des monstres, seulement de papiers ou de mots ? C’est bien la question à laquelle nous avons tenté de répondre, bien sûr que l’expression artistique ne connaît pas les limites des rapports normaux. Mais n’est-ce pas oublier que les mots sont le prélude à l’horreur, d’abord rendre l’impensable pensable par des mots. Habituer les esprits par une façon de parler, par une façon de nommer, puis passer à l’action. Les mots sont parfois les choses. L’écart entre le meurtre en pensées et le meurtre réel, c’est que l’un reste sans écho, sans voix, alors que l’autre trouve le moyen de s’exprimer dans la réalité. Le rap en ce sens est un puissant vecteur de discours contre la police et la société dans son ensemble, sans une analyse situationnelle de l’histoire et des conditions de son audition.

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