mercredi 3 octobre 2012

NYPD





Transformation managériale au New York City Police Department (NYPD) et sa transposition en France. 
 
La tolérance zéro, mise en place à New-York, s’accompagne d’une refonte du système traditionnel de managment de la police. L’analyse portera sur le modèle adopté par la police outre atlantique, et sa transposition en France. La notion d’autonomie, l’outil central de ce management, devra subir une analyse critique.
Police intensive, police proactive, tolérance zéro, reengineering, autonomie, identité, souffrance.

La police est l’institution détentrice de la « violence légitime », d’une force dont elle dispose afin de résoudre les conflits. Cet arbitrage des litiges l’entraînant dans les zones d’ombres des individus : c’est le conflit de voisinage mais aussi les violences familiales, et puis les troubles à l’ordre public, à la circulation, enfin les délits et les crimes – en une formule c’est toute la sphère de l’existence et de ses passions que la police a pour mission de contrôler – cette volonté de pacification des mœurs que les Etats tentent de mettre en place c’est la police qui doit en contrôler l’effectivité. Son intervention est donc toujours ressenti comme un frein aux pouvoirs des individus, en même temps qu’elle est aussi appelé de nos vœux, lorsque le drame se noue, lorsque la peur survient c’est l’appel à la police qui demeure le réflexe principal de nos contemporains – en témoigne le nombre d’appels passés chaque année pour demander l’assistance de la police pour des faits qui vont de la dispute au crime. La police doit donc  se comprendre comme une organisation qui bénéficie de l’usage potentiel de la force lorsque tous les autres recours ont été épuisés, il ne s’agit  pas d’affirmer que toute intervention policière est nécessairement violente mais elle s’accompagne toujours de cette possibilité. Si la police est l’institution qui bénéficie de l’usage de la force pour parvenir à ses objectifs, alors les membres de la police savent qu’ils sont individuellement porteurs de cette puissance, tant d’un point de vue symbolique que réel. L’Officier de Police est ainsi toujours tenu d’intervenir pour régler un différend ou pour faire cesser un trouble à l’ordre public, il est de facto en service lorsqu’intervient un délit. Les policiers peuvent, si la situation l’exige, utiliser la contrainte et ce jusqu’à la violence létale. Etre policier c’est accepté de porter cette responsabilité. Dès lors la pratique policière est habitée par des déterminations contradictoires, désir et crainte, amour et haine –  la position policière est psychanalytique, elle est dans l’entre-deux des attentes et des répulsions. Elle est demandée pour mettre fin aux violences mais parce qu’elle s’immisce jusque dans l’intimité des passions elle est aussi détestée. Si l’on devait produire une « carte du tendre » en ce début du 21e siècle il faudrait placer la police dans le tumulte des passions humaine aux confins du respect de la loi et de l’autorité et de la révolte qui va jusqu’à la volonté de détruire. La police est une catégorie prismatique : elle a toujours tort, si elle n’intervient pas on pose qu’elle ne fait pas son travail, si son intervention est trop « musclé » on l’accuse de bavure – elle n’a jamais raison et parce que pourtant indispensable elle est appelé de nos vœux en même temps que rejetée. Alors le policier dans son travail porte individuellement une responsabilité qui le dépasse, les changements de stratégies ou d’objectifs du pouvoir politique modifient ses pratiques et l’engagent en des chemins qu’il doit personnellement assumer par delà ses répulsions et ses craintes. L’étude d’une transformation managériale au New York Police District (NYPD) permet à la fois d’analyser l’impact d’une politique publique sur les moyens, les outils et les hommes. L’arrivée de ce modèle en France, dans une société qui ne comprend pas de la même façon la place et le rôle de la police, ne se fait pas sans difficultés et engage une analyse d’une nouvelle souffrance au travail pour ses agents. 


1.      La tolérance zéro
A.    La vitre brisée
Philip Zimbardo, psychologue à l’Université de Stanford, produit une expérience pour analyser le comportement des personnes en situation d’évaluation d’une sollicitation de déviance.  Il place une voiture avec une vitre brisée dans deux quartiers de New-York, l’un riche l’autre pauvre. Dans le Bronx c’est immédiatement qu’il est entièrement désossé. Zimbardo pointe les implications d’une vitré brisée qui devient une licence d’attitudes, l’effet de contigüité engage une contamination de tout l’espace de la rue puis du quartier. L’autre voiture demeure longtemps intacte, il faudra donner un signe plus fort pour qu’elle soit elle aussi l’objet de déprédations en fracassant le véhicule avec une masse. Mais les mêmes mécanismes se reproduisent alors, lorsque la sanction semble s’éloigner les habitants privilégiés de Palo-Alto transgressent la loi comme ceux du Bronx. Les uns en jeans les autres en costumes mais la pratique est identique. Cette expérience vient appuyer cette idée qu’il faut être attentif à toute détérioration, même minime, car elle est la voie d’entrée de la délinquance, le premier maillon, qui conduit à la déliquescence du lien social. Aussi il faut immédiatement intervenir et sanctionner, afin de montrer une présence constante des instances de contrôles
B.      la transformation des pratiques policières, le modèle américain.
Longtemps l’Europe tout en lorgnant sur les Etats-Unis est resté défiante à l’égard de la tolérance zéro (TZ), comprise comme une forme agressive de stratégie policière et dénoncée comme inefficace sur le long terme. « L’effet de bascule » est évoqué car la baisse de la criminalité dans un secteur engage mécaniquement son augmentation en un autre lieu, s’assurer de la tranquillité d’un quartier peut engager un retrait des forces de police d’un autre livré tout entier à la criminalité. Un ancien commandant en chef des forces de police britannique, parle de l’illusion du seul durcissement des pratiques afin de « résoudre tous les problèmes de la criminalité » (Roché, 1998, p.6) reléguant tout le travail de la police, y compris la prévention, du côté de moyens inefficaces ou obsolètes. La TZ n’étant qu’une concentration des moyens de la police vers des actes qui ne méritent pas même l’appellation de délits. Nous sommes ici devant une compréhension tronquée de la tolérance zéro. Cette vision est plus informative sur le regard lui-même que sur la doctrine de la tolérance zéro. C’est le regard de l’Europe vers les Etats-Unis qu’elle interroge plus que la réalité conceptuelle de la doctrine. Forme d’opportunisme policier, préoccupée seulement qu’elle serait par les résultats statistiques. Ce qui est vrai pour une part, car dans son versant proactive, la tolérance zéro vise effectivement à un interventionnisme déclaré sur le front des incivilités, mais faux au regard de la politique de collaboration que la TZ met en œuvre avec tous les acteurs de la ville. C’est au sein de la police New-Yorkaise que la TZ s’est exprimée au mieux, au point pour nous de se confondre avec cette ville. Il faut dire que cette application a eu des résultats inégalés à ce jour dans la lutte contre la criminalité. Ce sont les moyens de ses fins qui sont jugés sévèrement : le rétablissement de l’ordre dans les rues de New-York a été l’occasion de maintes plaintes pour violation des droits de l’homme, de la simple insulte à des actes de tortures ou de barbaries commis au sein des commissariats. Les conditions de travail des policiers ont, de même, été profondément modifiés. Car au-delà de l’aspect spectaculaire de la doctrine c’est toute l’organisation du travail qui s’en trouve bouleversée. Les équipes de police doivent désormais obtenir des résultats immédiats et visibles, la culture du chiffre devient prégnante, entrainant avec elle des pratiques plus agressives et une modification du temps de travail. Le stress du chiffre, la « chasse aux crânes » comme nous la nommons en France, et qui vise à obtenir pour un commissariat ou un district le plus d’interpellations possibles. Il s’agit de mettre en place une forme de « police intensive » qui puisse répondre à toutes les attentes et  sollicitations en matière de lutte contre les formes visibles de criminalité. Pour cela le premier volet de la TZ réside dans l’affirmation que seule une police elle-même visible peut exercer une pression contre la délinquance. Il faut quitter les patrouilles en voitures pour celle à pieds, à rollers, à vélos. Il faut rendre visible la police par le port de l’uniforme, inciter les personnels à circuler, même d’une manière privative avec les voitures de police après le service afin de rendre omniprésente la présence policière. Inversement les policiers pourront s’ils le souhaitent quitter l’uniforme pour se fondre dans la foule et intervenir au moment du délit, ils pourront de même travailler le week-end, la nuit et faire des heures supplémentaires rémunérées.  On incite les agents à accepter d’être employés en dehors du service par les habitants du quartier où ils sont affectés. Pour rendre l’ensemble opérationnel il faut fédérer les forces de police et coordonner les moyens de cette lutte. La lutte la plus efficace est celle menée contre le port d’armes à feu, le SCU (Street Crime Unit) a, en ce domaine, des résultats frappants mais cela s’accompagne d’arrestations injustifiées pour les trois quarts des interpellations. « Le délit de faciès » évoqué par les minorités se trouve corroboré par les faits, la population noire qui représente 25 % de la population constitue 50 % des arrestations. Les hispaniques 24% de la population et pourtant 33% des personnes arrêtées. 

1.1.La révolution managériale du NYPD
A.    Le modèle statistique ou la dictature de la transparence
La localisation de la délinquance étant un élément essentiel de cette lutte, un outil sera mis en place pour permettre sa cartographie précise : le Compstat,  premier outil informatique systématique de recensement de la délinquance permettant un managment révolutionnaire des forces de police. Déplacer les policiers pour les rendre efficaces, traquer le crime et établir un compte rendu précis des opérations. L’adaptabilité des policiers et de la hiérarchie est requise d’abord contre la routine mise en place par les habitudes de travail et de quartier. En même temps que c’est paradoxalement le travail d’infiltration du quartier qui permet de dissuader ou d’interpeller rapidement, la community police permettant d’obtenir des résultats autrement inatteignables. Le CompStat s’accompagne d’une diffusion vers le public, il est possible d’obtenir sur internet les chiffres de la délinquance en temps réel, avec seulement un décalage de 24 heures par rapport aux services de police. Il s’accompagne d’une statistique précise sur la journée, la semaine, le mois, l’année, les 10 dernières années, puis les 20 soit depuis le début la mise en place de la tolérance zéro à New-York. C’est donc en même temps un fantastique outil de propagande et de pression, toute modification de la cartographie délinquante  devenant immédiatement un motif de suspicion sur l’efficacité des méthodes ou la qualité des personnels. Le CompStat est donc en même temps qu’un outil d’information un outil de « transparence » qui porte avec lui la brutalité statistique des chiffres sans la possibilité d’approcher des subtilités du maintien de l’ordre et des démarches policières de terrain.  Le CompStat permet la coordination des 40000 policiers de New-York, la synchronisation des services est son objectif. Désormais le policier ne doit plus se permettre aucune interprétation dans la compréhension d’une infraction – il doit appliquer le règlement sans juger personnellement l’action et faire preuve de la moindre compréhension ou clémence. D’où la multiplication des incarcérations et la chute spectaculaire de la délinquance – qu’il faut cependant savoir interpréter délit par délit. Le chiffre global (crimes et délits confondus) affichant une baisse de 77,7 % de la criminalité entre 1990 et 2008 (pour un total de 527257 infractions de toutes natures en 1990 et de 117581 en 2008). Avec une baisse de 76,9 % des meurtres et de 58,5 % des viols. Cette mise en œuvre de la tolérance zéro est impossible sans la présence importante des forces de l’ordre, la ville de New-York dispose de 42000 agents en civils et uniformes, y compris les administratifs, et d’un budget de 5 milliards de dollars. L’insatisfaction du public face aux policiers est inversement proportionnelle à sa participation à la communauté dominante. Ainsi les minorités (noires et hispaniques) se disent effrayées par les pratiques de la police alors que les blancs se déclarent satisfaits.  Cette lutte systématique contre les incivilités conduira le nombre de plaintes contre la police à augmenter de 40 %, en même temps que les motifs d’incarcération explosent : des hommes sont arrêtés pour avoir uriné sur la voie publique ou craché. L’accusation de racisme des policiers New-yorkais se fonde sur les chiffres des interpellations disproportionnées dans la surreprésentation des minorités noires et hispaniques. Cette crise de confiance a trouvé son point d’orgue avec la mort d’un jeune homme Amadou Diallo, immigrant africain, qui lors d’un contrôle d’identité a mis sa main à la poche pour sortir une pochette contenant ses papiers. Ce geste mal interprété par quatre policiers en civil a causé sa perte. Amadou s’écroule atteint par 17 des 41 balles tirées contre lui. 

 B.     Reengineering
Car il y a un équilibre fragile des forces dans la tolérance zéro, celle-ci est d’abord la forme la plus proche de la participation du public au côté de la police pour lutter contre ce qui nuit au quartier. La visibilité de la police doit permettre cette circulation de l’information et la participation du public à sa propre sécurité. Or la forme offensive de la TZ renforce la défiance et empêche cet indispensable rapport police-citoyen. La TZ est d’abord une forme de la police de proximité, de community police dans son versant américain, qui dissuade par sa connaissance du quartier et des délinquants. Il y a une forme de dissuasion par intimidation qui n’est possible que par une connaissance du terrain et des délinquants. Pour atteindre cet objectif de baisse sensible de la délinquance William Bratton réalisa une révolution managériale en mobilisant 300 agents de tous grades et services dans le cadre de 12 équipes de réflexion (Reengineering Commitees). Le Reengineering étant une réflexion sur le fonctionnement du département pour promouvoir une décentralisation et une responsabilisation du commandement. Le mode de gestion adopté est celui par objectifs avec détermination des stratégies dans les domaines les plus importants de lutte contre la criminalité : La détention d’armes illégales, la violence scolaire, les trafics de drogue, les violences domestiques, l’occupation abusive des espaces publics, la délinquance liée à l’automobile, la corruption policière, les problèmes de circulation, les personnes recherchées, les relations police-population. On peut immédiatement remarquer que la corruption policière est un item à part entière de la délinquance et du mauvais fonctionnement de la police. Inscrivant ainsi une surveillance de l’activité policière comme possiblement criminogène. Dans le cas de la corruption policière, la police devient elle-même l’objet de son objectif, elle doit elle-même rechercher les motifs de sa propre condamnation et les dépasser. En même temps le chef de la police soutient inconditionnellement ses agents lorsqu’ils œuvrent dans la ligne de la police intensive. Autrement dit dans l’exercice de la force les agents ont la garantie d’être en phase avec la hiérarchie. Pour chacun des domaines du reengineering il faut pointer ce qui était inefficace ou insatisfaisant et proposer des solutions. L’une des clés étant l’adaptabilité : les agents seront autonomes et pourront multiplier interpellations et heures supplémentaires, les banques de données seront tolérés et les mandats rapidement obtenus. L’œuvre principale de la TZ sera la suppression de la bureaucratie, donc aussi de la trace et de l’œil de la société sur les décisions de police. Le leitmotiv sur la « lourdeur administrative » comme paralysie de l’appareil de police est aussi l’affirmation d’un blanc seing signé aux agents. La réactivité pour être cohérente doit permettre une action immédiate sans tergiversation. Modifier les habitudes policières et la gestion interne des hommes ne pouvant se faire qu’en dénonçant publiquement l’inefficacité des forces de l’ordre dans la lutte contre la criminalité. Il y a donc une dénonciation double de la police, l’une en aval liée à l’inefficacité qui rend indispensable une réforme, l’autre en amont, la police étant gangrénée par des habitudes de compromission avec les criminels. Il y a une stratégie communicationnelle interne et externe des services de police : au-dedans il y a un message de soutien sans faille aux policiers, vers l’extérieur un message d’engagement complet des policiers contre le crime. Il faut préciser que dans le cadre d’une police dépendante du pouvoir politique et elle-même sujette à élection l’opinion publique possède un rôle clé dans la définition puis l’adoption d’une stratégie policière. La première révolution tourne autour de l’autonomie accordée aux hommes. Désormais en opérant par autonomie d’objectifs, chaque officier est responsable pleinement de ses décisions et peut ne plus en passer par sa hiérarchie : il sera alors jugé entièrement aux résultats. De la même façon la hiérarchie n’est plus exempte de critiques, des briefings sont organisés où chaque agent peut dénoncer des pratiques ou encore énoncer des griefs. L’officier se trouve donc face à une évaluation tricéphale : ses supérieurs, ses pairs, ses subordonnés. Ces confrontations sont hebdomadaires et peuvent être convoquées à tout moment si une situation particulière intervient, ainsi l’augmentation soudaine de la criminalité sur un secteur conduit à des sanctions immédiates envers les officiers responsables et un avancement accéléré pour ceux qui obtiennent des résultats. L’avancement au mérite renforcé fait naître un sentiment de concurrence entre les personnels. La culture du résultat repose ici sur la capacité d’une équipe à faire baisser sensiblement les indicateurs de la criminalité sur leur secteur. Les changements d’orientations dans la police américaine sont souvent le fruit de l’élection d’un nouveau sheriff, chaque chef de la police voulant marquer de son sceau son mandat peut arrêter brusquement une politique mise en œuvre depuis de nombreuses années. Le problème devenant alors celui de la pérennité des projets au-delà de leur instigateur. Avoir 17000 corps différents de police pose le problème de la stabilisation des projets et des hommes. 

1.1.1. Les causes du malaise policier
 A.   Les facteurs d’une souffrance au travail : l’adoption d’un modèle managérial agressif et l’impact de sa transposition en France
On comprend ici l’intérêt de s’assurer du soutien d’abord des politiques puis de l’opinion publique lorsque l’on veut mener à terme une politique de sécurité. Survivre d’une élection à l’autre est déjà un pari difficile. Aux Etats-Unis le pouvoir de police est municipal et décentralisé, la difficulté d’application des directives fédérales provient de ce fait. La coordination des services de police est plus facile dans le cas d’un lien direct et de subordination de l’autorité de police par rapport à l’autorité politique : le maire peut facilement engager tous les services vers un même résultat. Dans le cas d’une gestion centralisée (comme en France) la pesanteur administrative est plus lourde et la décision plus lente et plus difficile à faire appliquer. La décision centralisée est aussi plus complexe car comme émanation directe de l’Etat elle prend immédiatement une importance disproportionnée. Mettre en place une culture du résultat comme aux Etats-Unis suppose une gestion déconcentrée des pouvoirs de police au moins vers les régions qui puissent faire appliquer localement les directives, or en France demeure une gestion largement centralisée. En 2003 le responsable de la sécurité de Toulouse fut muté car « les statistiques toulousaines de résolution des crimes étaient trop faibles, et ce malgré le fait qu’en 2002 les taux de criminalité avaient enregistré une baisse de 4,8 % » (Roché, 2004, p.73). L’attention aux chiffres est ici le fait d’un appareil d’Etat qui ne prend manifestement pas en compte toutes les  données locales dans l’estimation de ce qu’est une réussite ou un échec. L’évaluation de la performance, la culture de la réussite, la culture de l’efficacité, la police proactive, la police intensive, tous ces éléments sont les avatars de la tolérance zéro. Sur les personnels ces désignations n’ont qu’un but : accroître la pression du chiffre, mettre en avant l’interpellation et placer en arrière plan l’investigation. C’est le statut de la recherche policière qui est ici en cause, en pratiquant un « rapport qualité-prix » la mesure devient celle de l’entretien de statistiques  qui doivent toutes converger vers la mise en avant d’une baisse de la criminalité et simultanément une augmentation des interpellations et des résolutions. Encourager la concurrence entre agents et officiers c’est aussi  modifier l’ambiance et les conditions de travail. On dénombre en France un suicide par semaine environ ces dernières années, la plupart du temps les passages à l’acte sont mortels car l’arme de service est privilégiée. Un policier de Tours raconte l’expérience traumatisante du suicide d’un collègue qui parti se changer dans les vestiaires n’est jamais revenu. Ce policier explique que la culture du résultat lamine la sous-culture policière, sépare aussi le policier du public et produit un isolement et une souffrance insurmontable lorsque l’on ajoute que la vie de famille est peu compatible avec les horaires des policiers de terrain. Le managment est qualifié « d’autoritaire, d’autocratique et de malsain » par un fonctionnaire de police qui dénonce la situation occasionnée par la course aux chiffres. Il pose que « travailler avec la mort, le stress, la violence sont la situation de travail ordinaire du policier mais que maintenant ses éléments s’implantent au cœur du managment policier rendant ingérable la situation ». Chaque année on dénombre près de 60 policiers qui se suicident. Aujourd’hui les policiers commencent à parler, sous une forme anonyme mais aussi par la voix des structures syndicales qui condamnent les politiques du chiffre telles qu’elles se pratiquent au détriment des citoyens et des policiers. Depuis 2004 en France la nouvelle stratégie est la chasse aux objectifs – « quantifier l’inquantifiable » déclare un policier – la gestion des commissariats se fait comme celle d’une entreprise commerciale, les objectifs sont déterminées par avance, des quotas sont posés, des timbres amendes sont affectés par commissariat et répartis entre les fonctionnaires. La mise en place de quotas remplace une police de proximité et d’urgence – moment où la disponibilité de la police doit être première, l’assistance aux personnes posée comme préalable à toute autre mission. « On nous demande de faire et non plus de comprendre », faire du chiffre au détriment des victimes, « on n’intervient de moins en moins dans les quartiers de façon a ne pas faire baisser les statistiques et à ne pas subir de déprédations de véhicules ». Le débriefing n’est plus proposé après une mission, la rédaction du rapport doit être rapide, le temps d’intervention est calculé, toute mission est codifié et fait basculer les « camemberts » or la gestion des camemberts est une gestion de codes informatiques – si il y a déséquilibre on demande aux policiers de rétablir l’équilibre le mois d’après en modifiant les codes de saisie donc en tronquant l’appareil statistique ». Nous sommes face à une utilisation idéologique de l’outil statistique. Les responsables de la hiérarchie intermédiaire doivent faire pression sur les hommes de terrain pour obtenir des chiffres. Mettant en place alors une sorte de harcèlement, des contrôles inopinés, la convocation des hommes, la critique ouverte. L’intervention dans les quartiers difficiles est abandonnée car jugée à risque pour les matériels et les hommes, le caillassage des véhicules étant une coupe dans les budgets des commissariats, mieux vaut des contrôles de la circulation dans les centres villes adoptant ainsi une politique de replis des quartiers laissés à la seule compétence des BAC (Brigade Anti-Criminalité) et des CRS (Compagnie Républicaine de Sécurité). La demande de respect et de reconnaissance des policiers se heurte de plein fouet à des contradictions : on répond au malaise policier par la technique et l’apport de matériels nouveaux. Ceux là ne sont pas tirés de la demande policière mais le policier se plie à la technique nouvelle et modifie son mode d’intervention en fonction et au gré des apports techniques. C’est le cas par exemple de la protection passive (protections diverses, boucliers, jambières, gilet d’intervention, lunettes de protection, gants, gilet pare-balle…) mais aussi du matériel offensif (arme létale et non létale) et de l’environnement numérique et de surveillance (la vidéo-embarquée sur équipement ou dans le véhicule, la puce électronique du taser X26 en France, les portables qui souvent filment l’intervention…). Le policier se trouve en situation d’acteur, mais sa prestation subit une évaluation à la fois par le public et par son administration. On lui demande à la fois le respect des règles éthiques et l’obtention de résultats probants par tous les moyens. La police « intensive » propose de ne plus séparer la sphère professionnelle de la sphère privée, ainsi on préconise aux agents de circuler dans les transports en commun pour sécuriser ces espaces. On s’est rendu compte que la non-intervention des personnes est liée à un défaut de légitimité plus que par désintérêt, égoïsme ou peur. Mettre des policiers au travail dans le métro, les bus, dans les rues c’est maintenir un état de veille généraliser et prendre à la lettre l’engagement déontologique des policiers d’être en service de facto dès qu’un délit se commet. En étendant prodigieusement le travail dans la sphère de l’intime la confusion entre le faire et l’être est achevé. Etre « flic » 24 heures sur 24 c’est aussi porter sur son dos le fardeau de tous les reproches et dysfonctionnements. L’adoption d’une identité entièrement policière se fait jour, aidé en cela par une sous-culture prégnante et souvent un rejet par le public de ces professions de l’ordre public. L’empiétement sur le privé est achevé, la doctrine projective pense une police  proactive et intègre dans son processus l’ensemble des personnels sans mesurer l’impact de l’identification de la personne à sa fonction sociale sur le psychisme. Ce mouvement intégratif se double d’une coupure, d’un élément séparateur car la culture du chiffre coupe le policier de la population qui se voit de plus en plus soumise à des contrôles et des interpellations. Alors que le travail du policier est présenté comme indispensable à la paix sociale cette même société en vient à rejeter la police comme une force anti-démocratique au seul service du pouvoir. Le policier doit assumer les contradictions d’un système qui ne prend pas la peine de s’interroger sur l’effet des missions commandées, confondant souvent le travail de la police de souveraineté (Direction Centrale du Renseignement Intérieur, CRS…) avec celle de la police du sommeil (police secours, B.A.C…). 
              B. L’autonomie en question
L’autonomie serait le fruit parfois amer d’une individualisation des rapports sociaux qui visent à occulter la réalité des mécanismes globaux au profit d’une inflation de la responsabilité personnelle. Pour le policier elle consiste à se sentir moralement responsable de dysfonctionnements presque inévitables au regard du fonctionnement général de l’institution dont il fait partie. Nous sommes tous pris dans des fonctionnements collectifs qui nous dépassent. Le tragique de la condition du policier, c’est qu’il se sente responsable de mécanismes qu’il ne maîtrise pas individuellement. Derrière l’alibi de la délégation on trouve une logique de l’imputation. La responsabilité de ce qu’il est devenu lui incombant, une façon d’affirmer qu’il s’est choisi ainsi et qu’il est de ce fait totalement responsable de son existence et plus loin de son travail et des décisions prises. Il y a inflation de la responsabilité individuelle, l’individu se voit déléguées toutes les décisions en vertu de son autonomie. Ce système conduit à la traduction d’un problème au départ pensé comme social en problème individuel, l’individu situé en bout de chaine étant finalement le seul à porter le poids de la décision. Il y a un déplacement voulu par la stratégie managériale, valoriser l’initiative individuelle en l’encartant dans un dispositif général qui laisse l’individu seulement capable de reconnaître pour lui-même ce qui est pour tout autre. L’autonomie réclame de l’individu qu’il prenne des initiatives, qu’il soit personnellement responsable aux yeux de l’institution tout en définissant dans le travail ce que doit être la liberté et l’objectif adéquat. L’intelligence individuelle et l’initiative sont donc au service d’une demande externe et non interne. L’autre face de  l’autonomie étant  la culpabilisation des personnes et la sanction pour tous ceux qui n’atteignent pas les objectifs ou s’en fixent d’autres. Déposséder d’abord l’individu de sa puissance et capacité pour apprécier une situation ou un objectif puis réclamer de lui qu’il soit spontanément et en conscience en phase avec ce que le managment réclame de lui. Cette situation est exacerbée dans la police ou l’identification au corps est maximale et où les individus qui s’engagent dans la profession sont souvent en situation de normalité par rapport au système sinon de conformité. Entretenir une cécité aux mécanismes sociaux afin que le policier s’impute ce qui n’est pas de son fait. Etre pris au jeu et incapable de reconnaître désormais en soi l’altérité.. Les concepts clés de la police intensive sont la performance, l’efficacité, l’adaptabilité et l’autonomie qui les recouvrent tous. Les termes d’autonomie, d’efficacité, d’adaptabilité, d’objectifs, de performance sont synonymiques. Ils sont les faces multiples de l’injonction de conformité au système. Etre autonome se résume alors à pouvoir rendre des comptes, et c’est désormais chaque fonctionnaire qui doit individuellement pouvoir rendre des comptes avec des indicateurs collectifs, et plus l’exigence de justification est grande et plus l’exigence d’autonomie est grande. Elle devient ici un gage d’efficacité, et se démasque alors comme « concept-écran ». Subrepticement elle conduit le policier à une « entreprise de soi », dans le reengineering l’individu est dépossédé de la finalité mais jugé responsable des moyens de les atteindre. Ce modèle managérial est un modèle exogène, une aliénation aux impératifs de l’entreprise. Souci de soi subordonnée non à la recherche du bonheur mais instrument de l’efficacité dans un monde pensé sur le modèle de l’entreprise. L’autonomie devenant alors le moyen de cette hétéronomie.
L’importation du modèle américain sans la culture qui l’abrite et dans un cadre symbolique différent fait courir le risque d’un effet de brouillage et d’incompréhension qui menacent de dissolution la sous-culture policière et plus insidieusement l’équilibre personnel des policiers. 

Conférence produite par Thierry Novarese dans le cadre des XIIème Journées Internationales de Sociologie du Travail, organisée par l’Université Nancy 2 et l’Université de Pise, les 25 et 26 juin 2009 à Nancy, titre de la communication : «Révolution managériale au NYPD, demain la France ? » et publication de l’acte.

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