jeudi 18 octobre 2012

Rap : la fabrique de la violence : 1/2



« Comment est-ce que quelqu’un pourrait vivre ici s’il est honnête ?...Ou, si vous voulez, comment est-ce que quelqu’un pourrait rester honnête en vivant ici ? » 
Chester Himes, l’Aveugle au pistolet

La fabrication des ghettos urbains est d'abord l’œuvre de la démocratisation.Qui se souvient des bidonvilles existants avant les grands ensembles ? Il s'agissait de fournir à chacun un toit et des conditions décentes d'existence. Les barres de béton et les dalles étaient en phases avec une pensée du tout industriel et celle d'une circulation piétonnières abritée de la circulation des véhicules. Le résultat aujourd'hui est connu et le bilan catastrophique. Le terrain est désormais fertile pour que la parole du Rap puisse s'entendre et en écho monstrueux rencontrer un public.Car avant tout le rap est un manifeste distillant des messages sur les ghettos urbains, il provient des gangs américains, les gangsta viennent d'abord du rap dur New-yorkais et de Los-Angeles. Il trouve un écho en France dans les milieux où toutes les angoisses sont cristallisées autour de problèmes similaires : chômage, violence, échec scolaire, éclatement familial. Le Hip-hop additionnent deux termes qui proviennent de l'argot et signifient  "être cool en se défiant par la parole, les gestes et la peinture". La parole donc les mots, ceux de le l'insulte et de l'invective; les gestes, ceux de la gestuelle du rap et de son mouvement à travers la danse. Ce second moment qui ne peut être si facilement isolé des 2 autres est pourtant le lieu d'une passerelle vers les autre territoires et mondes (la transversalité sociale de la danse fait que l'on peut voir des danseurs de Hip-hop intégrer des troupes contemporaines et incorporer d'autres modèles possibles de danses - sa fonction est alors émancipatrice car elle permet de sortir de "la galère"); enfin le dessin avec les "tags" qui sont le marquage du territoire et la signature des gangs. Le rap met alors en scène le mythe d’une jeunesse victime d’une répression sociale sans frein qui ne pourrait plus répondre que par une violence encore plus forte.Les gangsta exacerbent l’identité rebelle et l'opposition à la police et plus loin à la société. Le rap revendique une identité ethnique : il est souvent noir ou maghrébin : il se revendique d’une part des mouvements noirs américains et fait référence à ce titre à l’esclavagisme, c’est « l’afrocentrisme »; d’autre part à « l’arabitude » et à ce titre aux divers mouvements jihadistes islamistes.  Il creuse l’écart entre une identité rebelle et immigrée et une identité française supposée fasciste dans sa composition. On en trouve une illustration dans ces paroles du groupe  « Rost, la voix du peuple » :

J’viens déranger la France
…Donc j’viens bousculer la tranquillité de la France d’en haut/Base collabos-S*rko et son poulet zoo/J’emmerde les States/et ces états suce-bite/qui massacrent des populations juste pour le fric…/Spécial fuck aux colons qui pillent l’Afrique/M’en bas la race d’ton histoire et ta putain de Joconde/Dis moi si l’esclavagisme, c’est pas un génocide…


Rev’s’olution
La jeunesse erre dans les rues sans but./Les politicards au gouvernement s’en battent/trop pris par leur propres magouilles /Pendant c’temps la populace à la trouille/et quand ils sortent la tête de leur cul/c’est pour parler d’répression dans la rue/Des cars de Schmits prêts pour l’oppression…/pendant ce temps dans les quartiers, les lascars s’font sauter pour un bout d’shit dealé/…


Pour les crimes d’Etat-aucune répression/Pour les magouilles politiques-aucune répression/Peace, à la mémoire de Riad Amlaoui/tombé sous les balles du policier impuni./Leur sens d’la justice aussi pâle qu’leur visage…/le combat s’ra rude dans les cités…/dans la street, j’rêve d’être l’assassin du flic qui butte  nos refrès/Les contrôles musclés d’flics alcooliques attisent chaque jour notre haine anti-flic/et fait d’nos des gosses sans foi ni loi/De toi à moi la rue aussi à ses forces de l’ordre toujours prête à foutre le bordel en cas d’coup dur…
Il y a célébration du désordre social et assimile les forces de l'ordre à des forces délinquantes. Inversant ici la responsabilité et le fait délictueux. Certaines paroles vantent l'action violente et fêtent le terrorisme ; ainsi ce même groupe dans la chanson  11 septembre (la voix de l’oppressé). Ce texte célèbre la destruction des tours de Manhattan. Il y a un apologie du terrorisme comme voix de l’opprimé.

Ces textes permettent de poser un premier constat : la faute incombe toujours aux institutions elles-mêmes qui seraient incapables de faire ce qu’elles réclament des jeunes, ce serait le spectacle de la corruption des institutions et de l’impunité des dirigeants qui légitimerait le recours à la violence mais aussi à l’action délictueuse. Ici on pose que le modèle institutionnel est gangréné et ses représentants sont « fascistes », « alcooliques », « assassins ». C'est le système sociétal qui est rejeté comme incapable de justice. Ainsi les violences seraient exercées au nom d’un autre droit : celui des jeunes « oppressés et opprimés » ou encore celui de Dieu (il y a en effet des références nombreuses à la religion et ses images – Babylone, brûle dans les flammes d’l’enfer – apocalyptique/la colère des opprimés s’abat sur Juda et sa nation. La violence est érigée en dogme : /la violence j’en fait un culte/. L’identité nationale est méprisée au nom de l’identité ethnique ou du groupe. Il y a de la même façon modification de la perception délinquante, un brouillage des cartes ou le rap intègre la dimension d'une "normalité délinquante" :
Aujourd’hui le métier d’un jeune, c’est dealer. Un dealer, c’est un travailleur, il répond à une demande par une offre. Je suis obligé de reconnaître ça comme un travail, puisque 90 % des gens que je connais s’en sortent grâce au deal…nous on deal des mots, c’est tout.
DJO-Département E l'exprime ainsi Le seul truc qui peut changer le monde , c’est le combat, il n’y a jamais eu de changement sans combat. Carmichael, chef des Blacks Panthers, disait qu’un révolutionnaire, ce n’était pas d’être prêt à mourir, mais d’être prêt à tuer. Je refuse ce système et je le combat par des mots. Pourtant la présence poétique est visible "dealer des mots", "combat par des mots"; mais est-ce cela que les jeunes vont retenir ? Le 14 juillet 1995, Joey Starr, lors d’un concert à la Seyne sur Mer, prend la parole pour introduire un morceau de NTM, « police », extrait de l’album j’appuie sur la gâchette (1993) (219-222) : « Police machine matrice d’écervelés mandatés par la justice sur laquelle je pisse. Que dois-je attendre des lois des flics/Qui pour moi ne sont signe que d’emmerdes ? Regarde à côté d’eux : Tronche de con devient nerveux…/Portant atteinte à leurs gueules moches/Traquer les keufs dans les couloirs du métro/Tels sont les rêves que fait la nuit Joey Star. » Plus encore il apostrophie la police qui se trouve présente pour assurer la sécurité du concert par ces termes :
« J’encule et je pisse sur la Justice. La police, ce sont eux les fachos. C’est eux qui assassinent. Les fascistes ne sont pas qu’à Toulon (époque de l’élection à la mairie de Toulon de Jean-Marie Le Chevallier, Front National). Ils sont en général par trois. Ils sont habillés en bleu dans des Renault 19. Ils ne sont pas loin derrière vous, à l’entrée. Ces gens-là sont dangereux pour nos libertés. Nos ennemis, c’est les hommes en bleu. Ils attendent que ça parte en couille pour nous taper sur la gueule. On leur pisse dessus. »

Nous sommes ici devant une charge extrêmement forte, une incitation à la haine en quittant le champ artistique pour celui de l"invective publique par des paroles qui désignent des policiers. Pour cela il sera sanctionné par 6 mois de prison dont trois ferme assortis d’une amende de 50 000 francs (environ 7500 euros) et d’une interdiction d’exercer sur le territoire pour 6 mois. La défense de NTM portera sur ce point
(Maître Michel Blum) : « Après tout, chacun s’exprime avec des mots. NTM utilise ceux de la banlieue, ils expriment un mal être, un désespoir. Quand ils disent « Nique la police », ça ne veut pas dire qu’ils sont des tueurs ni qu’ils veulent la mort des policiers. Pour eux, il y a une urgence et ils réagissent en tant qu’artistes avec leurs moyens. Georges Brassens s’en prenait systématiquement dans ses chansons aux gendarmes, on ne l’a jamais mis en prison pour autant. »à quoi Alain Finkielkraut répondra : « comparer le rap à Brassens n’a pas de sens. Je n’approuve évidemment pas la décision du tribunal, mais une peine de prison avec sursis, pour le principe, ne m’aurait pas choqué. Justifier que l’on insulte la police sous prétexte qu’il y a des problèmes en banlieue n’est pas tenable. Les petits Blancs antisémites ou anti-Arabes ont eux aussi des vrais problèmes ; je ne les excuse pas pour autant. NTM, c’est la révolte facile, la révolte de la force vitale contre les institutions républicaines. Il y a aussi un néofascisme des banlieues . Prêcher la haine de la police, de la justice et de l’école, c’est faire le lit du fascisme. » Car les paroles prennent non plus une forme imagée ou poétique mais directement incitatrice de haine, Booba l'exprime ainsi :

« J’rêve de loger dans la tête d’un flic une balle de G.L.O.C.K (« 100-8 zoo)/…/Z’ont dévalisé l’Afrique…j’vais piner la France(« Sans ratures ») 
ou Sinik :

« Dites à la France qu’on à 20 ans d’moyenne/Qu’on vient pour l’entailler, qu’on est tous enragés. (« Dites leur de ma part »).

ou Mafia K’1 Fry 2003

« H.L.M pris d’assaut, armes de guerre/Dites au ministre qu’on l’encule de la part de la génération d’un monde sinistre/…/ça s’affole jusqu’à l’Elysée en haut lieu/on balance  des patrouilles armées pour calmer nos banlieues. (« CBR »)

La vulgarité et l'invective deviennent alors un signe distinctif du Rap en même temps que cette infra langue gagne les jeunes qui y voient l'occasion et l'instrument d'une reconnaissance par les autres groupes sociaux. La production d'un respect entièrement construit sur la crainte que les gangs inspirent. La mécanique de la peur devient celle de l'identité, prendre les signes apparents du gangsta pour le devenir, faire venir vers soi la charge symbolique qui est la sienne en l'incarnant. Inspirer la crainte devenant le jeu des jeunes et très jeunes :  fabrique de la délinquance, fabrique de la haine.

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