dimanche 7 octobre 2012

Afrique du Sud : nouveau laboratoire policier.



« Venez voir le sang de la rue »
                                                                                 Pablo Néruda

L’Afrique du Sud

Pays de tous les contrastes, celui des hommes d’abord : longtemps le pouvoir blanc s’est appuyé sur une doctrine raciste pour distinguer le bon du mauvais. Mandela est de toutes les mémoires démocratiques : il passera 29 ans de sa vie dans les geôles des Afrikaners pour renaître à la lumière et l’Afrique du Sud avec lui. De Cleres incarne la transition d’un monde fermé à celui de l’ouverture. Terre de lutte mais aussi enjeux économiques nombreux – l’Afrique du Sud est sur le point de rejoindre le club élargit des grandes puissances, la consacrant ainsi comme l’un des rares pays riche d’un continent noir en déshérence.   Pourtant dans ce même espace les townships ne cessent d’exister et de générer extrême misère et insécurité. 260 000 agressions graves par an, 25 000 meurtres, 60 000 viols déclarés et 5 millions d’armes en circulation pour une population de 45 millions : ces chiffres montrent l’extrême gravité de la situation. Le classement du taux de meurtre pour 100 000 habitants est de 40,5 alors qu’il est de 5,61 aux Etats-Unis. Dans le même temps le taux d’élucidation des crimes est au plus bas, seulement 18%, tandis que le taux d’absentéisme dans les commissariats approche les 30%. Car le métier de policier est dangereux, près de 450 d’entres-eux sont morts en service.

L’Afrique du Sud est depuis longtemps un laboratoire policier, comment affronter la délinquance des townships, celle qui fait passer le crime du côté de l’abjection – viols de bébés, d’enfants, tortures… la misère étend son linceul sur la morale ordinaire. Nous sommes face à des actes  d’une extrême gravité, comment lutter ? Lorsqu’un vol à lieu dans une ferme  tous ses occupants sont exécutés, hommes, femmes, enfants. Nous ne sommes pas face à une délinquance « ordinaire » mais à une criminalité nourrie par des années d’apartheid, la misère est devenue criminalité, les frustrations sont devenues monstruosités. Le touriste qui se rend sur le site de l’ambassade de France pour préparer son voyage se trouvera certainement dissuader par la longue liste des dangers  et des quartiers à éviter en Afrique du Sud. Le choix déclaré de l’Afrique du Sud  a été celui de la construction d’endroits fortifiés capables de faire échec à la criminalité. L’enfermement pour éviter le crime, des murs d’enceintes électrifiés et des rondes d’hommes en armes. Le budget des polices privées en Afrique du Sud est supérieur à celui de la police d’Etat. Longtemps dans les campagnes ce sont les « commandos » qui ont fait régner l’ordre. Sorte de milice blanche qui avait tout pouvoir de police et souvent aussi de justice, le lynchage des noirs étant monnaie courante, après un cambriolage dans une ferme éloignée les commandos dressent des barrages sur les routes et arrêtent tout suspect, l’exécution en ce cas était immédiate et se rapprochait du lynchage. La situation s’est totalement inversée, désormais le métier de fermier en Afrique du Sud est l’un des plus risquée au monde. On peut entendre dans les boites de nuit cette chanson «One bullet, one boer » (une balle pour un fermier), l’incitation au meurtre franchit donc la frontière de la délinquance pour se déclarer ouvertement, jusque dans les rangs de l’A.N.C. Le ministre de la Sécurité, Charles Nqakula déclarant en visant les blancs qui s’insurgent contre cette criminalité galopante «si vous n’aimez pas le crime, alors partez». La politique de réconciliation nationale semble elle aussi  au plus mal.
Avec la fin de l’apartheid les villes se sont barricadées, les quartiers sont devenus pour certains des forteresses tandis que d’autres étaient livrés à eux-mêmes. La circulation se fait au volant de véhicules blindés pour éviter embuscades et enlèvements.  L’Etat s’est enfermé dans une délinquance qui est en partie le produit de l’histoire passé et un piège pour le futur. L’enfermement et le cloisonnement des populations engendrent méfiance, suspicion, peur – la ségrégation n’est plus raciale mais économique, il s’agit d’avoir les moyens de sa protection. Certains endroits sont protégés par un double mur d’enceinte de plusieurs mètres de haut à l’intérieur duquel patrouille en permanence des gardes circulant en automitrailleuse. Les équipements de caméras préviennent les intrusions. Mais en face les criminels s’équipent d’armes de guerres. La sécurité dans une ville comme Soweto est réduite, les policiers avouent leurs craintes et sortent facilement leurs armes. L’Afrique du Sud doit faire face à une corruption interne du pouvoir politique - et même de sa  police à travers les soupçons qui pèsent sur son chef, Jackie Selebie. C’est pourtant un corps de cette même police, les Scorpions, qui fait trembler Jacob Zuma, le nouveau président de l’A.N.C. Cette unité d’élite de recherche sur le crime organisé est en passe d’être démantelée, tant son rôle contre la corruption est une menace pour le parti maintenant au pouvoir, et fortement impliquée dans le processus de délitement de la société civile. Certains avancent que l’Afrique du Sud est en train de produire une société raciste et dangereuse, le fait d’être blanc devenant une sorte de marque d’opprobre. L’avancée des droits civiques et de l’égalité est une réalité, nonobstant l’autre réalité de la violence et de la peur. L’inégalité raciale est devenue inégalité économique, ce qui n’est en somme pas tant éloignée de nos pays européens.

Les causes de la violence :

La cause de cette violence est polymorphe. Tout d’abord il y a cet héritage de l’apartheid que l’Afrique du Sud ne finit pas de payer. La violence était d’abord politique, les townships étaient des endroits ou les noirs devaient habités, même si leur lieu de travail était parfois localisé à des centaines de kilomètres de là, leur famille devait y être résidente. Ces populations étaient incultes (inculture qui est l’arme de l’esclavage) et rurales, elles n’étaient donc capables de recevoir sans préparation les valeurs urbaines, la ville sous la forme du ghetto misérable engage des frustrations et des conduites inciviles. Un adulte raconte son enfance dans un township en expliquant que lorsque sa mère l’envoyait chercher une course il tenait fermement dans une main la précieuse monnaie et dans l’autre une pierre pour la jeter sur ses agresseurs éventuels. Dans le même temps la police était presque entièrement une police politique, tournée vers la répression raciale, délaissant ainsi les tâches de police judiciaire (seulement 10% des effectifs sont employés à cet effet) pour privilégier l’ordre politique et son maintien. Il faut dire que la criminalité était cantonnée aux seuls townships, laissant les quartiers blancs dans une tranquillité fabriquée par la violence ségrégationniste. Mais aujourd’hui il y a débordement du champ, non pas multiplication du crime mais extension de celui-ci au-delà des clivages raciaux et géographiques. Il faut ajouter, et cela demeure juste aussi en nos pays, que le développement des statistiques et l’affinement de celles-ci permettent une vision plus catastrophique de la situation insécuritaire. Cependant il faut se souvenir du fait que le gouvernement Sud-Africain refuse une diffusion officielle de ces dernières et minimise souvent celles qui filtrent.  Ainsi la violence pouvait être présente avant la fin de l’apartheid mais elle n’était pas ou peu enregistrée car, nous l’avons dit, limitée à la population noire.  La menace étant exclusivement pensée du côté du terrorisme de l’ANC, la menace politique étant la seule crainte du pouvoir blanc. La fin même de l’apartheid a entraînée avec elle une porosité des frontières et l’arrivée massive d’une population  venant des pays africains voisins[i]. Car cette transition politique engage une situation difficile pour la police (partagée entre la peur des règlements de comptes et celle de la perte d’emploi –  la STAPS était l’outil de la répression politique, utilisant les moyens de l’intimidation et de la torture). La fermeture de l’Afrique du Sud pendant l’apartheid était aussi une protection efficace contre la criminalité internationale, l’ouverture démocratique étant alors paradoxalement un blanc seing signé au crime organisé. Les groupes de guérilléros de l’ANC se trouvent après la libération livrés à eux-mêmes, sans perspective économique favorable ni grand espoir personnel immédiat, or ils sont entraînés militairement et vont poursuivre le combat – cette fois non plus tourné vers une libération atteinte mais vers une survie incertaine. Nous parlons d’un monde où le présent est un endroit dangereux, ou l’arrivée de la police est celle de la privation de la liberté et parfois de la mort – la loi des 90 jours permettait ainsi sous l’apartheid d’interner n’importe qui sans un délit constaté, il s’agissait d’un enfermement préventif. La commission « vérité et réconciliation » avait pour objectif de permettre une vie en commun, non pas de rendre justice mais de permettre à ce monde de ne pas imploser[ii] – mais la pression était trop forte comme certainement les attentes et les frustrations : le pardon ne peut se décider ni d’un côté ni de l’autre. Nous sommes dans un monde vacillant, en Afrikans on ne peut plus utiliser les termes affectifs, c’est une langue sous pression et sous contrôle, presque une langue sans corps, sans épaisseur physique, juste une carapace permettant d’affronter les autres et de survivre. Comme ses soldats qui partent à la guerre et se couvrent de tout pour échapper à la mort.  Il y a d’un côté la vitrine de l’Afrique du sud et de l’autre sa réalité – matinée à la fois de réussites et d’horreurs.

D’ici nous ne verrons qu’un exotisme à bon compte, nous entendrons la sourde logorrhée démocratique qui ne veut voir les criminels que comme des monstres sans interroger la profondeur des erreurs et des choix. Tous les soirs des coups de feu retentissent dans Soweto, l’exposition à la violence est présente et le « dérangement du mal » s’affaiblit, les causes demeurent dans l’ombre et on ne peut plus chercher  que la condamnation et la sanction. Il faudrait pourtant se confronter aux causes et interroger le passé et l’histoire,


Il y a en Afrique du Sud une histoire douloureuse et terrible, la maladie qui la ronge aujourd’hui est le résultat fantastique d’une libération et d’un esclavage – celle d’une nation tissée avec se propres entrailles. Crimes et viols sont la manifestation douloureuse et tragique d’un cri de haine qui ne se comprend pas encore lui-même sans cesser jamais de retentir, la société est prise dans ce tourbillon : aujourd’hui le sang coule de tous les trottoirs d’Afrique du Sud


[i] Les analyses de divers auteurs se croisent ici pour affirmer que les causes le l’insécurité sont plurielles – le choix d’une donnée est donc ici un privatif, il faut accepter que le phénomène insécuritaire soit le résultat de la rencontre de divers facteurs.
[ii] Pour un développement sur ces commissions voir Barbara Cassin, Le genre humain, N° 43 : Vérité, réconciliation, réparation, éd. Seuil, coll. Genre humain, 2004, Paris.

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