vendredi 5 octobre 2012

L’intervention policière sous vidéo

sécurité, contrôle et libertés


La société de surveillance est classiquement associée à une société policière. Et il est vrai que la police entretient une culture du dévoilement du secret qui se manifeste par une appétence particulière pour les instruments qui permettent de visualiser ce dévoilement, de le mettre en images. En même temps, le phénomène de la multiplication des images, ainsi que des moyens techniques qui permettent de les saisir, de les stocker, de les modifier et de les diffuser, excède cette seule utilisation aux fins de montrer ce qui est caché. Les caméras dites de surveillance sont essentiellement dissuasives : elles ne montrent pas des délits que leurs auteurs essayaient de cacher, elles visent à empêcher ces délits de se produire. Par ailleurs, les caméras observent les citoyens, mais également les policiers. Les armes des unités d'intervention s'équipent de systèmes d’enregistrement audio et vidéo qui permettent à leur hiérarchie de contrôler le respect des procédures et éviter les "bavures". Les téléphones portables sont de plus en plus nombreux à être dotés de fonctionnalités de prise d'images, photo et vidéo, qui deviennent des outils d'un contre-pouvoir entre les mains des citoyens témoins des interventions de police. Les évolutions techniques et leur prolifération font entrevoir bien plus une pluralité de « small brothers » qu’un seul « big brother ».
L’image est devenue dans les médias l'indice prépondérant de la vérité. C'est ce statut que nous nous proposons d'interroger ici, à partir de l'étude des matériels embarqués des unités de police, ainsi que de leurs usages. Trois niveaux de contrôle seront envisagés : le contrôle des situations, qui amène à interroger les enjeux stratégiques de la maîtrise des outils de collecte et de traitement des données ; le contrôle des images, qui conduit à interroger les transformations par la vidéo du régime de la vérité et de la preuve ; et le contrôle des individus, dans la mesure où l'alibi des images, justifiant l'introduction d'un armement nouveau, bouleverse les relations entre le policier et le citoyen, et jusqu'au rapport à l'autre et à la parole dans l'intervention de police.

Le contrôle des situations

Les instruments de la surveillance
Une note du Ministre de l’Intérieur[1] stipule que les services de police ne doivent pas considérer que le fait que des citoyens filment une intervention de police constitue une quelconque obstruction, et de ce fait un délit. L’intervention, si elle est conduite dans le respect des règles de procédure, peut être entièrement transparente. La police est donc fondée à employer elle-même la vidéo, et peut appuyer son intervention par un déploiement technologique permettant une plus grande efficacité et une plus grande visibilité de son action par le grand public, la diffusion possible des films constituant un élément de preuve. Ainsi la présentation au Ministère des nouveaux matériels destinés à la Brigade anti-criminalité de nuit (20 sept. 2005) argumente que les dispositifs de vidéo embarquée permettent une protection juridique plus grande des personnels : « si un litige survient lors d’une intervention, l’enregistrement permettra aux fonctionnaires de prouver qu’ils ont agi dans le respect des lois et règlements »[2]. Avec cette précision d’importance : « dans le cas contraire, les comportements fautifs seront plus facilement sanctionnés ». Ainsi la vidéosurveillance embarquée joue un double rôle :
1. Aider les fonctionnaires de police pour l’évaluation d’une situation et engager lors d’une intervention une réponse adéquate et proportionnée : la vidéo serait une aide à la décision (lorsqu'elle est reliée à un centre opérationnel) et une aide à l’interpellation (par identification), et elle aurait de surcroît un effet dissuasif, les badauds s’attardant moins si la caméra est visible.
2. Permettre un contrôle renforcé des équipages qui sont ainsi sous l’œil constant de la hiérarchie : la vidéo permet donc un renforcement de l’encadrement sans nécessité d’adjoindre aux équipages des officiers. Alors qu’ils ne représentent que 8% des fonctionnaires, la police totalise 40% des sanctions disciplinaires ou judiciaires : la profession dont la mission est de contrôler est d'ores et déjà elle-même la profession la plus contrôlée.
Cette vidéosurveillance embarquée est protéiforme :
– caméras placées à l’avant et à l’arrière des véhicules, avec enregistrement sur disque dur : ce système ne permet pas l’exploitation des images en temps réel, il a pour fonction un possible contrôle de l’intervention après coup ou l’identification de suspects ;
– caméras placées à l’avant du véhicule, munies d’un zoom puissant et pilotées manuellement : l'enregistrement vidéo et audio permet d’apprécier l’environnement complet de l’intervention depuis le véhicule, la caméra peut être reliée à un centre de supervision ;
– sur le toit du véhicule, caméras pivotantes à 360° avec enregistrement vidéo et audio ;
– caméras boutons ou caméras mobiles : un émetteur HF envoie les informations filmées vers le moniteur placé dans le véhicule, la capacité d’émission est de 50m ;
Mais il est important de ne pas limiter l’incidence des techniques à ces seuls dispositifs vidéo, car ils s'inscrivent dans un cadre plus large de dispositifs de communication et de capture et de traitement des informations :
– Le Tazer X26 est un pistolet à impulsion électrique, arme non létale qui a pour particularité d’enregistrer dès sa mise en tension l’intervention par le biais d’une puce électronique.
– Les drones : progressivement, les commissariats des ZUS vont être dotés d’Elsa (Engin léger de surveillance aérienne), un drone de 600 g, un mètre d’envergure et 30 mn d’autonomie en vol, muni d’une caméra embarquée à visée infrarouge. Thierry Delville, responsable du Service des technologies de la sécurité intérieure (STSI) en a fait la démonstration au salon Milipol (Mondial de la sécurité intérieure des États), à Paris-Expo, le 9 octobre 2007.
– Le couplage avec la vidéosurveillance fixe : la mairie de Paris va se doter progressivement de 1226 caméras (présentation du projet en septembre 2008, approbation en janvier 2009 et mise en service opérationnelle en 2010), ce programme est aujourd’hui effectif même s’il accuse un léger retard[3]. Le cahier des charges stipulant comme exigence technique de mettre les images à disposition en temps réel et d’en permettre une exploitation élargie. Ce système intègre toutes les caméras fixes et mobiles déjà existantes.
– Le système LAPI (Lecture automatique des plaques d’immatriculation), expérimental actuellement : chaque véhicule de police équipé de ce système peut contrôler automatiquement 70 000 véhicules par jour. Outre la lutte contre les délits (vols de véhicules), le LAPI est prévu pour la lutte anti-terroriste car il intègre un dispositif de géolocalisation. LAPI doit être déployé sur tout le territoire avec des systèmes mobiles et fixes.
– La géolocalisation par GPS, par l’écoute des téléphones portables GSM, et par puce RFID. Le GPS permet à un opérateur, à la demande d’un surveillant, de localiser une personne à 50 m près, en se servant par triangulation de trois antennes-relais les plus proches du téléphone. Les téléphones de nouvelle génération intégrant un GPS permettent une localisation au mètre près. Un opérateur peut aussi déclencher le portable comme micro d’ambiance, permettant l’écoute de tout ce qui se dit autour de la personne. La carte Navigo de la RATP (réseau de transport parisien) contient une puce RFID (à radiofréquence) sur laquelle sont chargées des données personnelles qui permettent de reconstituer les déplacements de la personne l’utilisant sur deux jours.
- la main courante électronique qui permet l'enregistrement direct sur ordinateur et sa jonction avec les fichiers de la sécurité : FIJAIS (fichier judiciaires des auteurs d'infractions sexuelles), FPR (fichier des personnes recherchée), STIC (système de traitement des infractions constatées) pour la police et JUDEX pour la gendarmerie qui traite à la fois les auteurs des infractions et les victimes), FNAEG (fichier national des empreintes génétiques) qui recensait au 30 janvier 2010 les profils génétiques de 1 257 182 individus dont 920 042 personnes mises en causes et 285 140 personnes condamnées, FAED (fichier automatisé des empreintes digitales). cette centralisation des fichiers concrétise le projet très controversé du système EDVIGE lancé en 2008.                                                                                                                         – La biométrie par saisie des caractéristiques de l'iris, de l'ADN, de l'empreinte de la paume de la main, des comportements physiques, ainsi que les dispositifs de détection des affections par analyse de salive dans les aéroports afin de prévenir l’attentat suicide d’un terroriste contaminé.
– Internet, bien sûr, qui « est une fenêtre sur le monde mais sans rideau » (Thierry Rousselin)[4] et les ordinateurs : le land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, en Allemagne, a autorisé la police à placer des virus d’écoute dans l’ordinateur de suspects[5].
– L'utilisation dans les aéroports de scanners permettant de voir sous les habits des passagers.
– Truster, un analyseur vocal permettant de déceler les vibrations des cordes vocales lors de l’émission des sons. Cette application mesure les « microfissures » ou « microtremblements » de la voix provoqués par le stress d’une personne qui ment. L’analyseur peut s’utiliser en temps réel ou différé. Il peut être porté en micro-cravate et permet donc de contrôler une personne à son insu. Il a d’abord été conçu pour la lutte anti-terroriste : accroché à la chemise du policier, un microphone capte la voix qui est transmise à un ordinateur porté à la ceinture, l’information est ensuite transmise par le biais d’une oreillette. Son taux de réussite est de 85%, proche donc du polygraphe ou « détecteur de mensonge », qui mesure les réponses du système nerveux à des questions posées, à travers certains paramètres (pression sanguine, rythme des pulsations cardiaques ou respiratoires, frémissements de la peau). On teste actuellement un système IRM (imagerie par résonnance magnétique) permettant de visualiser les modifications du flux sanguin que provoque le mensonge en certaines zones du cerveau. Les dernières recherches concernent la détection de l’onde cérébrale P300, qui ne s’active que lorsque la personne reconnaît une scène comme déjà vécue : elle permettrait de distinguer entre spectateur et acteur d’un crime (INHES, 2008).
On le voit les instruments de surveillance sont nombreux – tentaculaire, même, si l’on envisage la possibilité d’activer à la fois tous ces systèmes en interconnexion.

Les Centres d’information et de commandement
Cette technologisation des moyens de la police nationale affecte également l'organisation de cette dernière. Les CIC (Centres d’information et de commandement) ont été modernisés avec pour objectif une réduction des temps d’intervention par :
– une « aide logicielle aux opérateurs » : un outil d’aide à la décision permettant de « mesurer » l’urgence informatiquement et d'orienter la réaction,
– la connexion automatisée avec la main courante informatisée,
– la géolocalisation des véhicules d’intervention,
– la généralisation d’ACROPOL (Automatisation des communications radioélectriques opérationnelles de la police) qui permet une communication cryptée et sécurisée.
La vidéosurveillance doit s’intègre dans le dispositif de deux façons :
1. Dans la plupart des cas, les images sont enregistrées sur un disque dur sans déportation vers le CIC. C’est le cas des systèmes embarqués dans les transports en commun. Ils ne servent que lors d’incidents graves pour l’identification des auteurs. Le nombre de caméras embarquées (de 4 à 6 pour un bus) multiplié par le nombre de bus en circulation interdit toute gestion directe de l’image. Ces images sont écrasées dans un délai de 2 à 30 jours
2. Pour les véhicules de police en intervention et pour les caméras sur équipement, la déportation des images s’effectue en temps réel vers le CIC, qui doit pouvoir visionner directement afin d’engager les moyens nécessaires. Ce dispositif suppose une organisation adéquate : il faut que l’opérateur soit en liaison avec les équipes, connaisse les modalités de chaque intervention, le tableau de répartition des forces en temps réel, les temps de déplacement sur cible, en même temps qu’il manœuvre l’image elle-même pour identifier les suspects, éventuellement en se raccordant aux bases de données et fichiers existants. Autant dire que la mission est impossible ou vouée à l’échec sans le déploiement conséquent d’opérateurs qualifiés. Or, ce mouvement de centralisation des données ne s’accompagne pas d’une augmentation des personnels, mais au contraire d’une diminution sous l'influence de l’idée que la technique peut prendre la place des hommes.

Une efficacité discutée
L’engouement pour la vidéosurveillance et pour les nouvelles technologies ne s’appuie sur aucune démonstration probante. Les quelques 25 millions de caméras déployées au Royaume Uni fournissent des bilans mitigés[6]. Pourtant en novembre 2007 la Ministre de l’Intérieur, Michelle Alliot-Marie, affirmait : « l’efficacité de la vidéosurveillance pour améliorer de façon significative la sécurité quotidienne n’est plus à démontrer »[7]. D’où les conclusions de certains observateurs : « Derrière les systèmes de technologiques de surveillance, il y a l’incapacité du pouvoir à apporter de vraies réponses aux problèmes posés. On installe des caméras parce que c’est très visible et que cela coûte moins cher que d’embaucher des gens pour mener un véritable travail de terrain », affirme Thierry Rousselin, ancien directeur du programme d’armement à la Délégation générale pour l’armement[8]. Rappelons, pour aller dans son sens, que 10 000 postes dans la Police Nationale ont été supprimés et que la fusion de la gendarmerie avec la police nationale entrainerait la disparition de 50 brigades sur les 1070 « communautés de brigade » existantes.
L’effet des caméras vidéo est très faible en matière de prévention, de dissuasion, surtout en ce qui concerne les atteintes aux personnes (bagarres, viols…) qui sont le fait de comportements impulsifs de la part de particuliers ou de groupes dont on peut se demander s'il est important pour eux, à ce moment-là, de savoir s’ils sont filmés. En matière de prévention du terrorisme, on peut se demander également si les "fous de Dieu" ne recherchent pas au contraire à être filmés pour passer à la postérité. Les caméras londoniennes n'ont permis de reconstituer les déplacements des terroristes qu'après les attentats. La vidéo est une aide dans la résolution d’enquêtes a postériori et non a priori.
La prolifération et les facilités d’usage de ces techniques en ont ouvert l’accès à des milliers d’officiers insuffisamment formés à leur utilisation, ainsi qu'aux procédures qui les accompagnent (réquisitions). Cette distorsion est source d'une multiplication potentielle des défaillances techniques autant que des bavures juridiques.
Les systèmes de surveillance eux-mêmes sont limités. Ils laissent dans l'ombre des zones non couvertes par les caméras. Ils sont vulnérables aux erreurs humaines dans le traitement des données, erreurs quasiment irréversibles dans les fichiers de police : on relève près de 40% d’erreurs aux États-Unis sur la validité des informations saisies par l’ensemble des personnels de police (Dagnaud, 2003). Ils sont exposés aux limites des logiciels de traduction et d’interprétation, encore balbutiants. Ainsi, le programme Echelon aux États-Unis permet l’écoute de près de 4 milliards de conversations. Cette masse de données est traitée par des logiciels de détection de mots-clés appuyés par une traduction informatique, qui est la partie faible du système, puisque certains logiciels utilisés échouent à la simple traduction de bulletin météorologique en langue arabe.
Nous sommes donc davantage, pour reprendre l’expression de Jean Paul Brodeur (2003), en présence d'une « surveillance-fiction » que d'une surveillance effective. La question purement instrumentale qui est celle du choix des meilleurs matériels à utiliser tend à se déplacer vers une interrogation des enjeux d'une telle technologisation. L'idée de confier les tâches de sécurisation des espaces et des pays à des machines, à un « corps de surveillants à distance » qui enregistrent et filment le terrain, dotés de système informatique de détection et de gestion des risques, répond-elle vraiment à un objectif de sécurité, ou révèle-t-elle une tentation de remplacer les humains par des dispositifs automatiques capables de déclencher seuls les alertes, transformant ainsi le policier en simple opérateur, annexe vivante, de la machine ?

Le contrôle des images
                                   
Le retour de caméra
Sebastian Roché (1994, 2006) analyse le phénomène de la télé-surveillance comme le résultat d’un processus de déterritorialisation du citoyen engagé par l'informatisation de nos échanges quotidiens. Les multiples cartes dont tous nous sommes dotés sont autant de sas permettant d’obtenir des résultats immédiats : ouvrir la barrière d’une propriété, accéder à une piscine, un club de sport, payer. Le sujet s'en trouve transformé dans l'intimité de son identité : « son identité se résume aux attributs de la tâche qu’il réalise » (Roché, 2004, p131). Les identités provisoires ont pris le pas sur les identités du moi : jamais les identités provisoires n’ont été si prégnantes. La fragmentation de la communauté sociale a pour conséquence un éparpillement de l’identité sociale et donc une perte de contrôle par la société elle-même sur ses membres. Si l’individu est « éclaté » dans diverses activités, alors « il faut être capable de suivre l’individu dans toutes ses activités ». La question du contrôle par l’information, par l’image est devenue centrale pour "la reconstitution d’un mémoire centrale" (ibid, p132). Dès lors, l'idée est que l'interconnexion de toutes les données parcellisées de l’individu permettrait la recomposition d’une identité sociale. Obtenir le « géométral » de l’individu, qui serait la totalité des points de vue possibles sur un objet, telle est l’ambition d’un contrôle central, tant pour la circulation des personnes que pour les espaces qui accueillent ces déplacements. Certains espaces figurent les zones d’ombres de l’identité, les non lieux de la surveillance deviennent l’objet de toutes les attentions : les bus, tramways, métros, gares, hypermarchés, centres commerciaux, parkings, piscines… sont des « espaces privés ouverts au public ». Ils suscitent une catégorie juridique nouvelle pour permettre la captation des mouvements des personnes afin de recomposer leur socialité ou asocialité.
En même temps que se mettent en place ces outils d’analyse, leur usage reste souvent peu pensé. Le discours politique et médiatique révèle des politiques de réaction à l’événement et non de devancement de celui-ci. L’équipement policier doit s’adapter à une situation de plus en plus difficile sur le terrain sans qu’aucun effort probant ne soit consacré à la prévention et à l’anticipation des situations. Cette réactivité est pour Roché (1994) et Monjardet (2003) un mal technique, c'est-à-dire qu'il trouve ses racines dans une technicisation de l'action policière. La modification radicale de l’équipement policier a pour ancêtre le premier couplage technique, celui du téléphone et de la voiture. C’est dans les années 1960 que ce dispositif met fin au contact direct entre le policier et le terrain. Fini le temps passé à arpenter les rues et les quartiers : on se met à attendre le coup de fil déclenchant l’intervention, si bien que l’ « on arrive vite mais trop tard ». Le « modèle professionnel » devient la doctrine qui technicise la police en la dépouillant de son substrat humain. Or, distinguer l’essentiel de l’accessoire est presque impossible pour des CIC : il en existe 112 en France, qui doivent gérer près de 140 000 hommes. La tradition d’une prise de décision verticale, centralisée, qui laisse peu de place à l’initiative locale est condamnée.
L’avènement d’un méta-système de surveillance serait le moment de raccordement qui permettrait le recoupement de toutes les données éclatées. Ce sont les États-Unis et le Canada qui promeuvent cette convergence entre technologie et régime de vérité. Placer la vérité du côté de la technologie, c’est poser que l’analyse déductive débarrassée des facteurs humains présente un avantage. Ainsi les États-Unis, pour pouvoir maintenir le droit à la vie privée, confient cette dernière à des machines : la lecture et l’analyse des données privées ne sont pas des infractions si elles sont effectuées par les seules machines. On sait que, pour la plupart de personnes espionnées, ce sont les informations privées qui sont les plus sensibles : que l’écoute atteigne les enfants, la famille, les conversations intimes, tout ceci est plus intolérable que la raison même de la mise sous écoute. Or, les machines peuvent parvenir à un traitement sélectif des données sans qu’il reste une trace des détails intimes que le policier ne pourrait éviter de retenir. Le rêve sécuritaire serait donc de confier aux machines le travail d’enquête préliminaire et, pourquoi pas, l’ordre d’intervention lui-même. Il y aurait alors une transformation des pratiques à partir des moyens censés aider à une fin qui leur resterait externe. L’introduction des ordinateurs et de la vidéo embarquée fait partie de ces outils augmentant les capacités d’analyse d’une situation. Cependant, cette aide a une contrepartie : l’ordinateur et la vidéo laissent des traces et rendent les policiers eux-mêmes plus vulnérables aux contrôles.

Le statut de la vérité
Une société des technologies de l’information développe, en même temps que les instruments de sa surveillance, ceux qui lui permettent de déjouer cette même surveillance ou de la surveiller à son tour. Ainsi voit-on se généraliser l’usage des téléphones portables pour capturer une scène en vidéo. En permanence l’image peut donner à voir pour condamner. Ce sont les images extraites d’un portable qui vont conduire l’IGPN à modifier la version officielle sur la mort de deux adolescents à moto à Villiers-le-Bel, survenue en novembre 2007 : c’est une radio francilienne, Générations 88.2, qui reçoit d'un jeune auditeur le document, une vidéo de moins de six minutes, avant de le transmettre à la justice (Roché, 2006).
En octobre 2008, le journal en ligne Rue 89 montre des policiers brutalisant à Montfermeil un jeune homme dans une cage d’escalier alors qu’il est déjà neutralisé[9]. La visualisation de cette vidéo donne rapidement lieu à une enquête de l’IGS et de l’IGPN, la Ministre de l’Intérieur elle-même est conduite à commenter l’évènement. Ainsi l’image crée l’opinion mais déclenche aussi l’enquête. N’importe qui, à la condition d’être au bon endroit au bon moment, peut prendre le devant de la scène médiatique et occuper les écrans. On peut ainsi visionner sur Youtube des vidéos amateurs montrant des policiers en service se faire des passes avec des indicateurs à mains de stop, ailleurs des policiers en train d’injurier des jeunes et exposer qu’ils ne tiennent pas à ce que la situation de dialogue s’installe entre eux et les jeunes des quartiers[10]. Cette même vidéo filmée pendant les émeutes de 2005 avait scandalisé une partie de l’opinion publique française et occasionné une enquête de l’IGS. De même, une personne interpelée pour avoir circulé en sens interdit en vélo se fait admonester par un agent. Elle sort son téléphone portable pour enregistrer la scène, l’agent le lui arrache des mains et fait effacer la séquence par un collègue. Le ton monte, les insultes fusent. Discrètement, dans le car de police qui le mène au commissariat, le prévenu va mettre son portable en enregistrement audio : trois minutes qui feront la différence, car placé en garde à vue, il sera déféré devant la 30e Chambre correctionnelle pour outrage à agent et propos racistes, corroborés par les témoignages de six policiers, mais L’IGS produira l’enregistrement pour confondre ces derniers, qui devront avouer avoir menti.
Par réaction, la police française s’engage à son tour dans l’enregistrement vidéo-audio des interventions, le parti pris étant de faire précisément échec aux initiatives individuelles en généralisant la prise d’images. Ainsi Jean-François Herdhuin, directeur de la Sécurité publique de Seine-Saint-Denis, affirme que les films des interventions sont nécessaires pour contrer les manœuvres d'intoxication anti-police : les vidéos piègent la police sans montrer la réalité complète et complexe du terrain. Devant la vidéo montrant à Montfermeil les deux policiers frappant le jeune menotté, Herdhouin commente : "Les fonctionnaires ont frappé quelqu'un de menotté, c'est inadmissible, mais les autres scènes de violence le sont aussi"[11]. Les bavures sont ainsi présentées comme la conséquence du harcèlement dont sont victimes les policiers. Les films des particuliers montrent des images "restreintes aux scènes mettant en cause la police", comme si quelqu'un "cherchait à prendre la police en défaut". L'idée est donc de filmer en réponse aux vidéos des particuliers, pour montrer toute la difficulté du travail des policiers sur le terrain, dérouler l’enchaînement des faits et non « un savant découpage » sinon un montage : "Il s'agit d'avoir des images aussi de notre côté".
On notera que même ces vidéos prises par les particuliers, parce qu’elles sont réalisées à partir de téléphones portables, peuvent se retourner contre leurs auteurs. Une publicité de la firme Nokia pour l'un de ses produits, le 6600, annonce : « mon Nokia, il sait tout de moi », vantant ainsi les fonctionnalités d'un outil qui offre ouvertement l'intimité à l'espionnage par autrui, par l'entremise de logiciels censés faciliter notre vie en informant des bases de données de notre profil, de nos désirs, de nos préférences. Tel est le paradoxe : nous intégrons dans nos vies courantes, par commodité personnelle, des outils qui permettent notre propre surveillance.
Au fur et à mesure de la généralisation de l’emploi de technologies nouvelles par les forces de l’ordre, de nouvelles craintes apparaissent. « L’ambivalence que suscitent ces nouveaux armements croit en même temps que les possibilités d’emploi se rapprochent des citoyens dans la vie de tous les jours (…) La proximité physique suscite logiquement davantage de réactions émotionnelles»[12]. La vidéo embarquée, si elle ne bénéficie que de peu de recul en France, est utilisée depuis une dizaine d’années dans les pays anglo-saxons. L’utilisation inconsidérée d’un Tazer N108 par un policier de la route nord-américain, filmé depuis son véhicule, permettra à la victime d'obtenir 40 000 $ de dédommagement et amènera une suspension de trois semaines pour l'auteur de la bavure[13]. La présence de la vidéo embarquée dans l'équipement de la police agit comme un rappel constant de la loi et du code de déontologie : elle se substitue à la conscience morale ou lui sert de béquille, externalisant ainsi la fonction du tiers. On peut lire également ce dispositif comme l'expression d'une défiance à l’égard du policier. Il est à craindre que l’hétéronomie se substitue à l’autonomie, et que se mettent simultanément en place des conduites d’évitements de ce contrôle.
Enfin, être en permanence sous l'objectif de la caméra, c’est vivre comme dans un film, et avoir constamment conscience que le geste accompli, que la parole prononcée, ne le sont pas seulement ici et maintenant, mais irrémédiablement et pour la postérité, soumis au jugement des autres. L’effet miroir capture l'être dans ses jeux/je d'images : l’enregistrement spéculaire prend le pas sur la présence, je me regarde être vu, et j’agis en fonction de cette image que j’ai de moi en train d’être vu. Ce fonctionnement affecte autant les citoyens que les policiers.

Le contrôle des individus, ou quand la technique change le rapport à l’autre

Le tournant sécuritaire du 11 septembre 2001
Ces évolutions doivent être considérées dans un environnement technique global, car on ne peut isoler la pratique généralisée de la vidéo de facteurs connexes aux développements techniques. Le continuum de surveillance répond à un continuum de violence en même temps qu'il l'alimente. Les cadres classiques qui différencient entre délinquance et normalité ne fonctionnent plus. Tout fait est filmé comme si le citoyen était déjà un délinquant potentiel. L’individu relié en réseau à tous les autres, dont certains sont identifiés comme une menace, devient lui-même une menace pour l’État. L'ennemi devient interne, diffus, invisible, non identifiable, d’où la nécessité d’un contrôle accru de tous.
Le 11 septembre 2001 marque un tournant sécuritaire. La réussite d'une attaque terroriste de grande envergure a brouillé les lignes de partage traditionnelles entre l’intérieur et l’extérieur, l’adversaire et l’ennemi, et les missions respectives de la police et de l'armée, mais aussi entre un usage modéré et restreint de la force contre des délinquants ou des suspects et son usage sans limite contre des ennemis. À la suite de l'attaque des Tours jumelles, la police anglaise a développé un temps contre les terroristes la stratégie shoot to kill, dont on se souvient qu'elle conduisit à la mort d’un jeune Brésilien, Jean Charles de Menezes, un électricien de 27 ans abattu de sept balles dans la tête dans une station de métro de Londres le 22 juillet 2005, quelques jours après une série d'attentats qui avaient fait 56 morts dans les transports en commun. La justification de cette philosophie de l’ennemi réside dans la nature même de l’action terroriste dont le mode opératoire (qui vise des populations civiles) et la pratique du secret requièrent de lui opposer une force de police qui n’utilise pas les moyens classiques de la police démocratique. Se pose alors le problème de la juxtaposition des polices – conventionnelles et spéciales – et de leur cohabitation dans un espace démocratique. La question des libertés se double de celle des techniques utilisées. Le 11 septembre tourne une nouvelle page de l'histoire de la sécurité, sur le thème de la "sécurité globale". Le fauteur de troubles internes devient un ennemi, et l’invisibilité des ennemis oblige les États à se défendre contre des ombres. Le danger se généralise et la gestion des risques dépasse le cadre des frontières et de la lutte contre la délinquance classique : elle se mondialise. Il faut être capable de prévoir un acte de terrorisme ou un conflit par le biais d’une mise en alerte permanente : l’anticipation et la riposte deviennent les éléments fondamentaux de la sécurité et de la santé des États. Une « grammaire de l’action » [mis entre guillemets par mes soins] assure à une collectivité une protection contre les attaques de toutes natures. Les risques sont protéiformes, il faut réagir par une défense adaptée à la frappe. La doctrine change et préconise de briser avec l’ancien référentiel classique de lutte contre les délinquants. La délinquance pouvant fournir les réseaux terroristes, la police « du sommeil » devient une « police de souveraineté »[14], car à un terrorisme global doit correspondre une réponse globale. Elle peut même considérer comme des signes d’attaque globale des éléments délictueux ou criminels. Cette volonté de comprendre le simple délit comme promesse terroriste conduit à penser la sécurité dans une continuité qui va du niveau du monde à celui du territoire national, de la région, de la ville, de la cage d’escalier…
L’intervention policière s’en trouve profondément affectée.

L’alibi des images : le cas particulier des ANM    
Le fait que l’intervention soit filmée par des caméras incluses dans des armes de neutralisation momentanée (ANM), non-létales, introduit un rapport nouveau dans l’intervention policière avec le citoyen contrôlé.
La mémoire du Taser est pensée comme une garantie contre un usage abusif des ANM : la version française, le X26, enregistre la scène à partir d’une caméra placée dans le bas de la crosse, alors que le N108 américain ne le fait pas. Mais la Commission nationale de déontologie de la sécurité pointe déjà le risque que l’exhibition d’un matériel offensif place les personnes contrôlées dans une « fabrique de la violence » qui engage une tension plus forte et donc mécaniquement des injures et des insubordinations[15]. Est-il raisonnable, dans ces conditions, de doter les policiers des Brigades anti-criminalité (qui sont déjà entourés d’une réputation de brusquerie dans l’interpellation, et qui font dans les quartiers sensibles l'objet d’une véritable haine) d’une arme aussi « doucereusement dangereuse » que le Taser ? La question se pose également dès lors qu'il est envisagé de doter les polices municipales de ces armes, alors que la formation de ces intervenants est lacunaire et leur embauche non harmonisée et peu sélective.
Il existe actuellement un engouement important pour les techniques nouvelles de neutralisation dites non létales ou a létalité réduite. Elles permettent de gérer les foules et sont également adaptées à la contreviolence individuelle : grenades au poivre, gaz lacrymogènes, grenades de désencerclement assourdissantes, armes à micro-ondes échauffant l’épiderme, armes d’annihilation de circuits électroniques… Mais l’arme la plus prisée actuellement est le Taser, arme à impulsion électrique ayant un effet incapacitant sur le système moteur central. La définition de ces armes figure dans la Directive 3000.3 « Policy for Non-Léthal Weapons » du Département européen de la défense : ce sont des « armes discriminantes qui doivent frapper d’incapacité le personnel et le matériel, tout en minimisant le risque mortel, et les dommages indésirables aux biens et à l’environnement ». Il faut donc comprendre que la « non létalité », la « létalité réduite » ou encore la « létalité atténuée » n’est pas une assurance pour un sujet particulier de ne pas mourir. L’appellation « armes de neutralisation momentanée » (ANM) semble plus appropriée, elle est utilisée en Suisse et en Belgique francophone.
Le jeu sémantique qui consiste à désigner ces armes comme non létales incite à les comparer aux armes à feu et à en déduire qu'elles constituent une amélioration, en raison de la réduction des risques qu'elles autorisent. Cette comparaison se comprend dans un contexte de forte criminalité par armes à feu comme au États-Unis, mais elle est déplacée dans un contexte européen, où il s'agit de situer l'utilisation de ces ANM par rapport à une intervention classique de la police face à un public bien moins souvent équipé d'armes à feu. Dans ce contexte, ce que le recours aux ANM introduit, c'est un éloignement du policier d'avec sa cible. La confrontation physique peut être évitée. Le Tazer modifie essentiellement l’appréciation d’une situation : là ou l'on pourrait tenter une médiation par la parole pour désamorcer ou calmer une situation de violence possible, le choix du Tazer risque d'être privilégié par l’agent, incité en cela par cette double idée que l'arme ne fait que neutraliser et qu’elle lui permet d’assurer sa propre sécurité. Les ANM introduisent une notion de « continuum de la violence » : nous ne sommes plus dans une configuration d’intervention qui irait de la parole à l’utilisation graduée de la violence, mais dans une configuration de menace réciproque et immédiate suscitée par tout individu qui ferait montre d’une quelconque résistance à l’autorité. Le Taser vient modifier la conception de l’intervention de plusieurs façons, ces observations proviennent de l’analyse des publicités de la firme Taser,  :
1. Les policiers déclarent se sentir « plus respectés », ce qui signifie que la capacité réelle d’infliger une douleur importante entourerait le policier d’un « respect » supérieur, le respect se confondant ici avec, d’une part, le pouvoir de faire mal et, d'autre part, la peur que ce pouvoir entraîne. Ainsi une publicité de la firme Taser annonce « que le taser X26 renverse inéluctablement la tendance actuelle et le policier retrouve la force et l’autorité qu’il avait perdues. En effet la simple présence du Taser à la ceinture en dissuade plus d’un ».
2. De multiple vidéos de démonstration circulent sur le Taser, prises par les forces de l’ordre (démonstrations ou vidéos embarquées), par la compagnie Taser ou par des vidéos amateurs qui les diffusent sur Internet. Toutes montrent l’efficacité de cette arme : il y a un glissement de l’arme vers son possesseur, une confusion entre les qualités de l’arme et celle du policier qui la détient.
3. Le retour d’expérience dont nous disposons montre que la seule activation du Taser est impressionnante : il y a un bruit électrique de forte intensité, un pointage laser, et une impression très singulière éprouvée par la victime du tir : « On pense qu’on va mourir sur le coup - C'est assez difficile à exprimer, ça vous met dans un état, c'est pas une douleur. Moi, j'ai eu l'impression d'avoir… Enfin, que j'étais en train de mourir en fait, j'ai hurlé, j'ai crié au gars : Arrête ! Arrête ! Parce que je pensais que j'allais mourir. C'est un état que j'ai jamais ressenti. Pourtant, j'ai joué longtemps au rugby, j'ai fait pendant longtemps des sports de combat, j'ai pris des pets assez importants, voire même une fois une blessure grave au rugby, des beaux cartons et j'ai jamais ressenti un effet comme ça ». L’impression est très particulière et marquante, un policier de la Brigade anti-criminalité parle métaphoriquement de la sensation de « se vider de sa substance », de mourir. Dans les prisons américaines ou il est utilisé, si les détenus entendent dans les couloirs l’activation d’un Taser par une équipe d’intervention, ils se jettent immédiatement au sol les mains sur la tête. Car l’un des effets du Taser, qui n’est pas sensible dans l’appellation ANM, est la soumission qu’il entraîne chez celui qui subit, un « effet docilité » qui fait de celui qui la possède le maître de la situation.
4. Cette arme est donc incomparablement plus dangereuse psychologiquement qu’un « choqueur » qui fait éprouver une violente douleur physique (un bond de plus de trois mètres en arrière lorsque l’arc touche la personne). L'effet du Taser se double de sa particularité sensationnelle, mais ceux qui l’on subit ne parle pas de douleur, ce qui place l’ANM du côté du propre, de médical, de la neutralisation non sadique car débarrassée de la douleur. « Moi, dit l'un des policier, c'est pour neutraliser l'individu, et neutraliser l'individu avec un Taser, sous réserve des conséquences médicales, c'est-à-dire d'enquêtes médicales sérieuses, c'est le top ». « Je trouve, déclare un autre, que c'est aujourd'hui l'outil le mieux adapté, peut être plus qu'une arme à feu parce que ça nous permet d'intervenir à distance en toute sécurité et, a priori, sauf abus, sans risque aussi pour la personne qui est en face et ça c'est quand même important ». Il faut noter qu’il y a obligation en France, pour pouvoir porter cette arme, d’en avoir soi-même subi les effets.
5. Il existe des usages non recommandés du Tazer, ce sont les cas où la personne est sous l’influence de stupéfiants, de l’alcool, de démence, de troubles cardiaques. Or, comment dans l’urgence de l’intervention et sous la menace d’un individu agressif vérifier l’état médical ou psychologique de la personne ? De même, juger de l’extrémité d’une situation est difficile : peut-on utiliser l’arme dans le cas où la menace porte sur une personne qui veut se suicider ? Doit-on la neutraliser pour la sauver ? À quel moment ? Dans les faits l'évaluation des situations est de l'ordre de la conjecture et de l’intime conviction du policier, ainsi que d'une forme de calcul économique mettant en balance le risque pour l’équipe et celui pour l’individu menaçant. Ce type de calcul peut conduire à un usage généralisé des Taser.
6. Lors des émeutes de Villiers-le-Bel en novembre 2007, pour la première fois, un usage d’armes à feu contre les forces de police a été constaté. L’achat des ANM était autorisé jusqu’en juin 2008, il est désormais réservé aux seules forces de police, mais on peut parier que son usage par des délinquants ou des émeutiers est appelé à se développer.
Les technologies doivent s’adapter aux situations et non les situations aux technologies. La « doctrine d’emploi » serait plus appropriée que la « doctrine capacitaire »[16] qui ne tient pas compte des situations : ainsi, il est arrivé qu'un individu ayant reçu à la fois un jet de spray asphyxiant et une décharge de Taser soit entré en combustion. L'usage du Tazer n'invite pas à l'évaluation, mais plutôt à un usage inconsidéré, parce que facilité par la croyance en son innocuité. On peut affirmer au risque du paradoxe qu’il est beaucoup moins dangereux d’utiliser une arme létale qu’une arme non létale, parce que la première oblige à la réflexion et à la modération.

L’image contre la parole : technicisation et dépersonnalisation de l'intervention
« L’économie de paroles » pourrait qualifier l'intervention. L’expression trouve son origine chez Voltaire la décrit dans Le dictionnaire philosophique comme « la capacité à parler selon les temps et les lieux ». L’encadrement technique de l’intervention s’inscrit jusque dans les procédures que les agents doivent déployer : il ne faut pas encombrer la circulation des informations par des éléments inutiles ou explicatifs, il faut aller à l’essentiel. Le but du contrôle est seulement de parvenir à l’identification, il ne s’agit pas d’une phase pédagogique de rappel de la loi. Or, pour que l’information délivrée par les représentants de l’autorité soit efficace, il faut qu’elle soit pertinente, c’est-à-dire non parasitée par des signes équivoques.
Lors de l’interpellation dans une station de RER parisien de deux personnes soupçonnées d’un délit, un officier de CRS répond à un jeune qui se plaint d’avoir été brutalisé et maltraité, parce que plaqué au sol pour être neutralisé : « il ne s’agit que d’une technique policière ». Ici le message présente à la fois un contenu explicatif (la violence ressentie n’était que l’effet d’une technique d’interpellation qui vise justement à limiter la violence tant pour l’interpellé que pour les agents) et un contenu relationnel (cette apparente brutalité n’est pas adressée à une personne mais est le fait d’une « intelligence » de l’institution qui prévoit dans un cas similaire d’interpellation d’utiliser cette technique). La réponse technique de l’officier, face à une incrimination supposant une intention belliqueuse des forces de l’ordre, a ici pour effet de neutraliser la violence de l’individu. Cette neutralisation intervient par déplacement : sortir du conflit de personnes pour entrer dans le cadre d’un « plan » et d’une codification de l’usage de la force et de sa proportion. Le vocabulaire technique permet de neutraliser le fait, du moins d’en modifier l’apparence. La parole permet de situer la violence de l’interpellation dans un cadre fonctionnel. Elle a de surcroit un effet déstabilisant car la réponse intervient sur un autre terrain que l’émotion d’où est issue la question. Mais cette intervention médiatisée des CRS dans le RER parisien engage une autre incidence : c’est le centre opérationnel qui a déclenché l’intervention des CRS en ciblant des jeunes par la vidéosurveillance et en les reliant à une plainte déposée. Il y avait juste en ce cas erreur de ciblage, les jeunes interpellés n’ayant rien à se reprocher.
La suppression du caractère personnel dans l’acte de police résulte d’un développement technologique privilégiant les GTPI (Gestes techniques professionnels d’intervention). Cette importance accrue de la technique serait à rapprocher de l’incorporation progressive des brigades de gendarmeries dans le corps de la police nationale, qui pourrait être le signe inverse que la police nationale tend à devenir une organisation de type militaire : la sémantique des grades en est une illustration, qui recoupe désormais entièrement celle de l’armée.

Conclusion

Nous sommes ici devant un panoptique sécuritaire qui tout en s’appuyant sur les techniques se développe et s’étend. Aujourd’hui un logiciel d’IBM permet expérimentalement dans certaines villes américaines de produire une police proactive. S’appuyant sur les données du Compstat et croisant les différents fichiers à disposition de la police elle permet d’établir une carte de prévision des crimes et délits, ce logiciel commande l’envoi d’un équipage sur le lieu d’un futur délit. L’augmentation du matériel mis à disposition des forces de l’ordre est une réponse technique à un phénomène de société qui déplace le terrain de l’intervention policière vers celui de la surveillance et de l’analyse prédictive des délits et des crimes. Tentant aussi de mettre à disposition de la police les connaissances psychiatriques et génétiques pour atteindre l’individu dangereux et le neutraliser avant qu’il ne passe à l’action, à des fins de résolution d’enquête bien entendu – aujourd’hui un peu d’ADN laissé sur la scène d’un crime permet de déterminer à 500 kilomètres près l’origine géographique du sujet suspect, sa couleur de cheveux et d’yeux. La technique est un fait culturel, il serait vain et anachronique d’en réclamer la disparition, il est d’importance de réfléchir le rapport que nous entretenons avec elle, la première des forces de la démocratie étant la maîtrise de ses propres instruments, il faut militer pour une extension des prises de décisions techniques à tous les acteurs de la vie démocratique : police qui évalue ses besoins, Etat qui détermine les priorités et les limites de son usage, citoyens et chercheurs qui doivent intégrer cette réflexion globale – passer d’une sécurité globale à une éthique globale n’étant pas la moindre des tâches, d’autant qu’on se laisse distraire de la fin par les moyens. L’utilisation des nouvelles technologies par la police nationale, mais aussi par les polices municipales et donc les communes ; posent d’une manière nouvelle le rapport que les citoyens entretiennent avec les forces de l’ordre et d’une manière plus large avec l’autorité. La réponse technique, si elle n’est pas guidée par une politique humaine d’accompagnement demeurera toujours incertaine et sera immanquablement désignée comme la cause des effets auxquelles elle prétend s’opposer.



[1] http://droit-et-photographie.over-blog.com/categorie-11213765.html , Nicolas Sarkozy alors Ministre de l’Intérieur répond sur le droit à l’image le 17 juillet 2006.
[4] http://libertesinternets.wordpress.com/2008/04/13/thierry-rousselin-comment-echapper-a-la-surveillance-omnipresente/
[5] http://www.litt-and-co.org/c_g/Textes%20CG%20mensuel/textes_Avril%202008.pdf

[6]   Revue « Nouveaux regards », n° 44, Thierry Novarese, « La vidéosurveillance en Angleterre », avril 2009.

[9] http://www.rue89.com/2008/10/19/montfermeil-une-bavure-filmee-ligs-enquete
[10] « Bavures de Montfermeil : la police veut filmer ses opération », Ouest-France, jeudi 23 octobre 2008.
[14] (Salas, 2010).


[16] Doctrine d’emploi : formation, règles et encadrements d’un usage / Doctrine capacitaire :définition d ‘une stratégie d’action pour obtenir un résultat.

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