La société de surveillance est classiquement associée à une
société policière. Et il est vrai que la police entretient une culture du
dévoilement du secret qui se manifeste par une appétence particulière pour les
instruments qui permettent de visualiser ce dévoilement, de le mettre en images.
En même temps, le phénomène de la multiplication des images, ainsi que des
moyens techniques qui permettent de les saisir, de les stocker, de les modifier
et de les diffuser, excède cette seule utilisation aux fins de montrer ce qui
est caché. Les caméras dites de surveillance sont essentiellement dissuasives :
elles ne montrent pas des délits que leurs auteurs essayaient de cacher, elles
visent à empêcher ces délits de se produire. Par ailleurs, les caméras
observent les citoyens, mais également les policiers. Les armes des unités
d'intervention s'équipent de systèmes d’enregistrement audio et vidéo qui
permettent à leur hiérarchie de contrôler le respect des procédures et éviter
les "bavures". Les téléphones portables sont de plus en plus nombreux
à être dotés de fonctionnalités de prise d'images, photo et vidéo, qui
deviennent des outils d'un contre-pouvoir entre les mains des citoyens témoins
des interventions de police. Les évolutions techniques et leur prolifération
font entrevoir bien plus une pluralité de « small brothers » qu’un
seul « big brother ».
L’image est devenue dans les médias l'indice prépondérant de
la vérité. C'est ce statut que nous nous proposons d'interroger ici, à partir
de l'étude des matériels embarqués des unités de police, ainsi que de leurs
usages. Trois niveaux de contrôle seront envisagés : le contrôle des
situations, qui amène à interroger les enjeux stratégiques de la maîtrise des
outils de collecte et de traitement des données ; le contrôle des images, qui
conduit à interroger les transformations par la vidéo du régime de la vérité et
de la preuve ; et le contrôle des individus, dans la mesure où l'alibi des
images, justifiant l'introduction d'un armement nouveau, bouleverse les
relations entre le policier et le citoyen, et jusqu'au rapport à l'autre et à
la parole dans l'intervention de police.
Le contrôle des
situations
Les instruments de la surveillance
Une note du Ministre
de l’Intérieur[1]
stipule que les services de police ne doivent pas considérer que le fait que
des citoyens filment une intervention de police constitue une quelconque obstruction,
et de ce fait un délit. L’intervention, si elle est conduite dans le respect
des règles de procédure, peut être entièrement transparente. La police est donc fondée à employer
elle-même la vidéo, et peut appuyer son intervention par un déploiement
technologique permettant une plus grande efficacité et une plus grande visibilité
de son action par le grand public, la diffusion possible des films constituant un élément de preuve. Ainsi la
présentation au Ministère des nouveaux matériels destinés à la Brigade anti-criminalité
de nuit (20 sept. 2005) argumente que les dispositifs de vidéo embarquée
permettent une protection juridique plus grande des personnels : « si
un litige survient lors d’une intervention,
l’enregistrement permettra aux fonctionnaires de prouver qu’ils ont agi dans le
respect des lois et règlements »[2]. Avec cette
précision d’importance : « dans le cas contraire, les comportements
fautifs seront plus facilement sanctionnés ». Ainsi la
vidéosurveillance embarquée joue un double rôle :
1. Aider les fonctionnaires de police pour l’évaluation
d’une situation et engager lors d’une intervention une réponse adéquate et
proportionnée : la vidéo serait une aide à la décision (lorsqu'elle est reliée
à un centre opérationnel) et une aide à l’interpellation (par identification),
et elle aurait de surcroît un effet dissuasif, les badauds s’attardant moins si
la caméra est visible.
2. Permettre un contrôle renforcé des équipages qui
sont ainsi sous l’œil constant de la hiérarchie : la vidéo permet donc un
renforcement de l’encadrement sans nécessité d’adjoindre aux équipages des
officiers. Alors qu’ils ne représentent que 8% des fonctionnaires, la police
totalise 40% des sanctions disciplinaires ou judiciaires : la profession
dont la mission est de contrôler est d'ores et déjà elle-même la profession la
plus contrôlée.
Cette vidéosurveillance
embarquée est protéiforme :
– caméras placées à l’avant et à l’arrière des véhicules,
avec enregistrement sur disque dur : ce système ne permet pas l’exploitation des
images en temps réel, il a pour fonction un possible contrôle de l’intervention
après coup ou l’identification de suspects ;
– caméras placées à l’avant du véhicule, munies d’un
zoom puissant et pilotées manuellement : l'enregistrement vidéo et audio permet
d’apprécier l’environnement complet de l’intervention depuis le véhicule, la
caméra peut être reliée à un centre de supervision ;
– sur le toit du véhicule, caméras pivotantes à 360°
avec enregistrement vidéo et audio ;
– caméras boutons ou caméras mobiles : un émetteur HF
envoie les informations filmées vers le moniteur placé dans le véhicule, la
capacité d’émission est de 50m ;
Mais il est important
de ne pas limiter l’incidence des techniques à ces seuls dispositifs vidéo, car
ils s'inscrivent dans un cadre plus large de dispositifs de communication et de
capture et de traitement des informations :
– Le Tazer X26 est un pistolet à impulsion électrique,
arme non létale qui a pour particularité d’enregistrer dès sa mise en tension
l’intervention par le biais d’une puce électronique.
– Les drones : progressivement, les commissariats
des ZUS vont être dotés d’Elsa (Engin léger de surveillance aérienne), un drone
de 600 g,
un mètre d’envergure et 30 mn d’autonomie en vol, muni d’une caméra embarquée à
visée infrarouge. Thierry Delville, responsable du Service des technologies de
la sécurité intérieure (STSI) en a fait la démonstration au salon Milipol
(Mondial de la sécurité intérieure des États), à Paris-Expo, le 9 octobre 2007.
– Le couplage avec la vidéosurveillance fixe : la
mairie de Paris va se doter progressivement de 1226 caméras (présentation du
projet en septembre 2008, approbation en janvier 2009 et mise en service
opérationnelle en 2010), ce programme est aujourd’hui effectif même s’il accuse
un léger retard[3]. Le cahier
des charges stipulant comme exigence technique de mettre les images à
disposition en temps réel et d’en permettre une exploitation élargie. Ce système
intègre toutes les caméras fixes et mobiles déjà existantes.
– Le système LAPI (Lecture automatique des plaques
d’immatriculation), expérimental actuellement : chaque véhicule de police
équipé de ce système peut contrôler automatiquement 70 000 véhicules par
jour. Outre la lutte contre les délits (vols de véhicules), le LAPI est prévu
pour la lutte anti-terroriste car il intègre un dispositif de géolocalisation. LAPI
doit être déployé sur tout le territoire avec des systèmes mobiles et fixes.
– La géolocalisation par GPS, par l’écoute des
téléphones portables GSM, et par puce RFID. Le GPS permet à un opérateur, à la
demande d’un surveillant, de localiser une personne à 50 m près, en se servant par
triangulation de trois antennes-relais les plus proches du téléphone. Les
téléphones de nouvelle génération intégrant un GPS permettent une localisation
au mètre près. Un opérateur peut aussi déclencher le portable comme micro
d’ambiance, permettant l’écoute de tout ce qui se dit autour de la personne. La
carte Navigo de la RATP
(réseau de transport parisien) contient une puce RFID (à radiofréquence) sur
laquelle sont chargées des données personnelles qui permettent de reconstituer
les déplacements de la personne l’utilisant sur deux jours.
- la main courante électronique qui permet l'enregistrement direct sur ordinateur et sa jonction avec les fichiers de la sécurité : FIJAIS (fichier judiciaires des auteurs d'infractions sexuelles), FPR (fichier des personnes recherchée), STIC (système de traitement des infractions constatées) pour la police et JUDEX pour la gendarmerie qui traite à la fois les auteurs des infractions et les victimes), FNAEG (fichier national des empreintes génétiques) qui recensait au 30 janvier 2010 les profils génétiques de 1 257 182 individus dont 920 042 personnes mises en causes et 285 140 personnes condamnées, FAED (fichier automatisé des empreintes digitales). cette centralisation des fichiers concrétise le projet très controversé du système EDVIGE lancé en 2008. – La biométrie par saisie des caractéristiques de l'iris, de l'ADN, de l'empreinte de la paume de la main, des comportements physiques, ainsi que les dispositifs de détection des affections par analyse de salive dans les aéroports afin de prévenir l’attentat suicide d’un terroriste contaminé.
- la main courante électronique qui permet l'enregistrement direct sur ordinateur et sa jonction avec les fichiers de la sécurité : FIJAIS (fichier judiciaires des auteurs d'infractions sexuelles), FPR (fichier des personnes recherchée), STIC (système de traitement des infractions constatées) pour la police et JUDEX pour la gendarmerie qui traite à la fois les auteurs des infractions et les victimes), FNAEG (fichier national des empreintes génétiques) qui recensait au 30 janvier 2010 les profils génétiques de 1 257 182 individus dont 920 042 personnes mises en causes et 285 140 personnes condamnées, FAED (fichier automatisé des empreintes digitales). cette centralisation des fichiers concrétise le projet très controversé du système EDVIGE lancé en 2008. – La biométrie par saisie des caractéristiques de l'iris, de l'ADN, de l'empreinte de la paume de la main, des comportements physiques, ainsi que les dispositifs de détection des affections par analyse de salive dans les aéroports afin de prévenir l’attentat suicide d’un terroriste contaminé.
– Internet, bien sûr, qui « est une fenêtre sur le monde
mais sans rideau » (Thierry Rousselin)[4]
et les ordinateurs : le land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, en Allemagne, a
autorisé la police à placer des virus d’écoute dans l’ordinateur de suspects[5].
– L'utilisation dans les aéroports de scanners permettant de
voir sous les habits des passagers.
– Truster, un analyseur vocal permettant de déceler les
vibrations des cordes vocales lors de l’émission des sons. Cette application mesure
les « microfissures » ou « microtremblements » de la voix
provoqués par le stress d’une personne qui ment. L’analyseur peut s’utiliser en
temps réel ou différé. Il peut être porté en micro-cravate et permet donc de
contrôler une personne à son insu. Il a d’abord été conçu pour la lutte
anti-terroriste : accroché à la chemise du policier, un microphone capte la
voix qui est transmise à un ordinateur porté à la ceinture, l’information est
ensuite transmise par le biais d’une oreillette. Son taux de réussite est de
85%, proche donc du polygraphe ou « détecteur de mensonge », qui
mesure les réponses du système nerveux à des questions posées, à travers
certains paramètres (pression sanguine, rythme des pulsations cardiaques ou
respiratoires, frémissements de la peau). On teste actuellement un système IRM
(imagerie par résonnance magnétique) permettant de visualiser les modifications
du flux sanguin que provoque le mensonge en certaines zones du cerveau. Les
dernières recherches concernent la détection de l’onde cérébrale P300, qui ne
s’active que lorsque la personne reconnaît une scène comme déjà vécue : elle
permettrait de distinguer entre spectateur et acteur d’un crime (INHES, 2008).
On le voit les instruments de surveillance sont nombreux –
tentaculaire, même, si l’on envisage la possibilité d’activer à la fois tous
ces systèmes en interconnexion.
Les Centres d’information et de commandement
Cette
technologisation des moyens de la police nationale affecte également l'organisation
de cette dernière. Les CIC (Centres d’information et de commandement) ont été
modernisés avec pour objectif une réduction des temps d’intervention par :
– une « aide
logicielle aux opérateurs » : un outil d’aide à la décision permettant de
« mesurer » l’urgence informatiquement et d'orienter la réaction,
– la connexion
automatisée avec la main courante informatisée,
– la
géolocalisation des véhicules d’intervention,
– la
généralisation d’ACROPOL (Automatisation des communications radioélectriques
opérationnelles de la police) qui permet une communication cryptée et sécurisée.
La vidéosurveillance doit s’intègre dans le
dispositif de deux façons :
1. Dans la plupart des cas, les images sont
enregistrées sur un disque dur sans déportation vers le CIC. C’est le cas des
systèmes embarqués dans les transports en commun. Ils ne servent que lors
d’incidents graves pour l’identification des auteurs. Le nombre de caméras
embarquées (de 4 à 6 pour un bus) multiplié par le nombre de bus en circulation
interdit toute gestion directe de l’image. Ces images sont écrasées dans un
délai de 2 à 30 jours
2. Pour les véhicules de police en intervention et pour
les caméras sur équipement, la déportation des images s’effectue en temps réel
vers le CIC, qui doit pouvoir visionner directement afin d’engager les moyens
nécessaires. Ce dispositif suppose une organisation adéquate : il faut que
l’opérateur soit en liaison avec les équipes, connaisse les modalités de chaque
intervention, le tableau de répartition des forces en temps réel, les temps de
déplacement sur cible, en même temps qu’il manœuvre l’image elle-même pour
identifier les suspects, éventuellement en se raccordant aux bases de données
et fichiers existants. Autant dire que la mission est impossible ou vouée à
l’échec sans le déploiement conséquent d’opérateurs qualifiés. Or, ce mouvement
de centralisation des données ne s’accompagne pas d’une augmentation des
personnels, mais au contraire d’une diminution sous l'influence de l’idée que
la technique peut prendre la place des hommes.
Une efficacité discutée
L’engouement pour la
vidéosurveillance et pour les nouvelles technologies ne s’appuie sur aucune
démonstration probante. Les quelques 25 millions de caméras déployées au
Royaume Uni fournissent des bilans mitigés[6]. Pourtant
en novembre 2007 la Ministre
de l’Intérieur, Michelle Alliot-Marie, affirmait : « l’efficacité
de la vidéosurveillance pour améliorer de façon significative la sécurité
quotidienne n’est plus à démontrer »[7].
D’où les conclusions de certains
observateurs : « Derrière les systèmes de technologiques de
surveillance, il y a l’incapacité du pouvoir à apporter de vraies réponses aux
problèmes posés. On installe des caméras parce que c’est très visible et que
cela coûte moins cher que d’embaucher des gens pour mener un véritable travail de terrain », affirme
Thierry Rousselin, ancien directeur du programme d’armement à la Délégation générale
pour l’armement[8]. Rappelons,
pour aller dans son sens, que 10 000 postes dans la Police Nationale
ont été supprimés et que la fusion de la gendarmerie avec la police nationale
entrainerait la disparition de 50 brigades sur les 1070 « communautés de
brigade » existantes.
L’effet des caméras vidéo est très faible en matière de
prévention, de dissuasion, surtout en ce qui concerne les atteintes aux
personnes (bagarres, viols…) qui sont le fait de comportements impulsifs de la
part de particuliers ou de groupes dont on peut se demander s'il est important
pour eux, à ce moment-là, de savoir s’ils sont filmés. En matière de prévention
du terrorisme, on peut se demander également si les "fous de Dieu" ne
recherchent pas au contraire à être filmés pour passer à la postérité. Les
caméras londoniennes n'ont permis de reconstituer les déplacements des
terroristes qu'après les attentats. La vidéo est une aide dans la résolution
d’enquêtes a postériori et non a priori.
La prolifération et
les facilités d’usage de ces techniques en ont ouvert l’accès à des milliers
d’officiers insuffisamment formés à leur utilisation, ainsi qu'aux procédures
qui les accompagnent (réquisitions). Cette distorsion est source d'une
multiplication potentielle des défaillances techniques autant que des bavures
juridiques.
Les systèmes de
surveillance eux-mêmes sont limités. Ils laissent dans l'ombre des zones non
couvertes par les caméras. Ils sont vulnérables aux erreurs humaines
dans le traitement des données, erreurs
quasiment irréversibles dans les fichiers de police : on relève près de 40%
d’erreurs aux États-Unis sur la validité des informations saisies par l’ensemble
des personnels de police (Dagnaud, 2003). Ils sont exposés aux limites des
logiciels de traduction et d’interprétation, encore balbutiants. Ainsi, le programme Echelon aux États-Unis permet l’écoute de près de 4
milliards de conversations. Cette masse de données est traitée par des
logiciels de détection de mots-clés appuyés par une traduction informatique, qui est la partie faible du
système, puisque certains logiciels utilisés échouent à la simple traduction de
bulletin météorologique en langue arabe.
Nous sommes donc
davantage, pour reprendre l’expression de Jean Paul Brodeur (2003), en présence d'une
« surveillance-fiction » que d'une surveillance effective. La
question purement instrumentale qui est celle du choix des meilleurs matériels
à utiliser tend à se déplacer vers une interrogation des enjeux d'une telle
technologisation. L'idée de confier les tâches de sécurisation des espaces et
des pays à des machines, à un « corps de surveillants à distance »
qui enregistrent et filment le terrain, dotés de système informatique de
détection et de gestion des risques, répond-elle vraiment à un objectif de
sécurité, ou révèle-t-elle une tentation de remplacer les humains par des
dispositifs automatiques capables de déclencher seuls les alertes,
transformant ainsi le policier en simple opérateur, annexe vivante, de la
machine ?
Le contrôle des
images
Le retour de caméra
Sebastian Roché
(1994, 2006) analyse le phénomène de la télé-surveillance comme le résultat d’un
processus de déterritorialisation du citoyen engagé par
l'informatisation de nos échanges quotidiens. Les multiples cartes dont tous nous sommes dotés sont autant de
sas permettant d’obtenir des résultats immédiats : ouvrir la barrière d’une
propriété, accéder à une piscine, un club de sport, payer. Le sujet s'en trouve
transformé dans l'intimité de son identité : « son identité se résume aux
attributs de la tâche qu’il réalise » (Roché, 2004, p131). Les identités
provisoires ont pris le pas sur les identités du moi : jamais les
identités provisoires n’ont été si prégnantes. La fragmentation de la
communauté sociale a pour conséquence un éparpillement de l’identité sociale et
donc une perte de contrôle par la société elle-même sur ses membres. Si
l’individu est « éclaté » dans diverses activités, alors « il
faut être capable de suivre l’individu dans toutes ses activités ». La
question du contrôle par l’information, par l’image est devenue centrale
pour "la reconstitution d’un mémoire centrale" (ibid, p132). Dès
lors, l'idée est que l'interconnexion de toutes les données parcellisées de
l’individu permettrait la recomposition
d’une identité sociale. Obtenir le
« géométral » de l’individu, qui serait la totalité des points de vue
possibles sur un objet, telle est l’ambition d’un contrôle central, tant pour
la circulation des personnes que pour les espaces qui accueillent ces
déplacements. Certains espaces
figurent les zones d’ombres de l’identité, les non lieux de la surveillance
deviennent l’objet de toutes les attentions : les bus, tramways, métros,
gares, hypermarchés, centres commerciaux, parkings, piscines… sont des
« espaces privés ouverts au public ». Ils suscitent une catégorie juridique nouvelle pour
permettre la captation des mouvements des personnes afin de recomposer leur
socialité ou asocialité.
En même temps que se
mettent en place ces outils d’analyse, leur usage reste souvent peu pensé.
Le discours politique et médiatique révèle
des politiques de réaction à l’événement et non de devancement de celui-ci.
L’équipement policier doit s’adapter à une situation de plus en plus difficile
sur le terrain sans qu’aucun effort probant ne soit consacré à la prévention
et à l’anticipation des situations. Cette réactivité est pour Roché (1994) et
Monjardet (2003) un mal technique, c'est-à-dire qu'il trouve ses racines dans
une technicisation de l'action policière. La modification radicale de
l’équipement policier a pour ancêtre le premier couplage technique, celui du
téléphone et de la voiture. C’est dans
les années 1960 que ce dispositif met fin au contact direct entre le policier
et le terrain. Fini le temps passé à arpenter les rues et les quartiers : on se met à attendre le coup de fil
déclenchant l’intervention, si bien que l’ « on arrive vite mais trop
tard ». Le « modèle professionnel » devient la doctrine qui
technicise la police en la dépouillant de son substrat humain. Or, distinguer
l’essentiel de l’accessoire est presque impossible pour des CIC : il en existe
112 en France, qui doivent gérer près
de 140 000 hommes. La tradition d’une prise de décision verticale,
centralisée, qui laisse peu de place à l’initiative locale est condamnée.
L’avènement d’un
méta-système de surveillance serait le moment de raccordement qui permettrait le
recoupement de toutes les données éclatées. Ce sont les États-Unis et le Canada
qui promeuvent cette convergence entre technologie et régime de vérité. Placer
la vérité du côté de la technologie, c’est poser que l’analyse déductive
débarrassée des facteurs humains présente un avantage. Ainsi les États-Unis,
pour pouvoir maintenir le droit à la vie privée, confient cette dernière à des
machines : la lecture et l’analyse des données privées ne sont pas des
infractions si elles sont effectuées par les seules machines. On sait que, pour
la plupart de personnes espionnées, ce sont les informations privées qui sont
les plus sensibles : que l’écoute atteigne les enfants, la famille, les
conversations intimes, tout ceci est plus intolérable que la raison même de la
mise sous écoute. Or, les machines peuvent parvenir à un traitement sélectif
des données sans qu’il reste une trace des détails intimes que le policier ne
pourrait éviter de retenir. Le rêve sécuritaire serait donc de confier aux
machines le travail d’enquête préliminaire et, pourquoi pas, l’ordre
d’intervention lui-même. Il y aurait alors une transformation des pratiques à
partir des moyens censés aider à une fin qui leur resterait externe.
L’introduction des ordinateurs et de la vidéo embarquée fait partie de ces
outils augmentant les capacités d’analyse d’une situation. Cependant, cette
aide a une contrepartie : l’ordinateur et la vidéo laissent des traces et rendent
les policiers eux-mêmes plus vulnérables aux contrôles.
Le statut de la vérité
Une société des technologies de l’information développe, en
même temps que les instruments de sa surveillance, ceux qui lui permettent de
déjouer cette même surveillance ou de la surveiller à son tour. Ainsi voit-on se
généraliser l’usage des téléphones portables pour capturer une scène en vidéo.
En permanence l’image peut donner à voir pour condamner. Ce sont les images
extraites d’un portable qui vont conduire l’IGPN à modifier la version
officielle sur la mort de deux adolescents à moto à Villiers-le-Bel, survenue
en novembre 2007 : c’est une radio francilienne, Générations 88.2, qui reçoit d'un jeune auditeur le document, une
vidéo de moins de six minutes, avant de le transmettre à la justice (Roché,
2006).
En octobre 2008, le journal en ligne Rue 89 montre des policiers brutalisant à Montfermeil un jeune
homme dans une cage d’escalier alors qu’il est déjà neutralisé[9].
La visualisation de cette vidéo donne rapidement lieu à une enquête de l’IGS et
de l’IGPN, la Ministre
de l’Intérieur elle-même est conduite à commenter l’évènement. Ainsi l’image
crée l’opinion mais déclenche aussi l’enquête. N’importe qui, à la condition
d’être au bon endroit au bon moment, peut prendre le devant de la scène
médiatique et occuper les écrans. On peut ainsi visionner sur Youtube des vidéos amateurs montrant des
policiers en service se faire des passes avec des indicateurs à mains de stop,
ailleurs des policiers en train d’injurier des jeunes et exposer qu’ils ne
tiennent pas à ce que la situation de dialogue s’installe entre eux et les
jeunes des quartiers[10].
Cette même vidéo filmée pendant les émeutes de 2005 avait scandalisé une partie
de l’opinion publique française et occasionné une enquête de l’IGS. De même, une
personne interpelée pour avoir circulé en sens interdit en vélo se fait
admonester par un agent. Elle sort son téléphone portable pour enregistrer la
scène, l’agent le lui arrache des mains et fait effacer la séquence par un
collègue. Le ton monte, les insultes fusent. Discrètement, dans le car de
police qui le mène au commissariat, le prévenu va mettre son portable en
enregistrement audio : trois minutes qui feront la différence, car placé en
garde à vue, il sera déféré devant la 30e Chambre correctionnelle
pour outrage à agent et propos racistes, corroborés par les témoignages de six
policiers, mais L’IGS produira l’enregistrement pour confondre ces derniers,
qui devront avouer avoir menti.
Par réaction, la police française s’engage à son tour dans
l’enregistrement vidéo-audio des interventions, le parti pris étant de faire précisément
échec aux initiatives individuelles en généralisant la prise d’images. Ainsi Jean-François
Herdhuin, directeur de la Sécurité
publique de Seine-Saint-Denis, affirme que les films des interventions sont
nécessaires pour contrer les manœuvres d'intoxication anti-police : les vidéos
piègent la police sans montrer la réalité complète et complexe du terrain. Devant
la vidéo montrant à Montfermeil les deux policiers frappant le jeune menotté, Herdhouin
commente : "Les fonctionnaires ont frappé quelqu'un de menotté, c'est
inadmissible, mais les autres scènes de violence le sont aussi"[11].
Les bavures sont ainsi présentées comme la conséquence du harcèlement dont sont
victimes les policiers. Les films des particuliers montrent des images "restreintes
aux scènes mettant en cause la police", comme si quelqu'un "cherchait
à prendre la police en défaut". L'idée est donc de filmer en réponse aux
vidéos des particuliers, pour montrer toute la difficulté du travail des
policiers sur le terrain, dérouler l’enchaînement des faits et non « un
savant découpage » sinon un montage : "Il s'agit d'avoir des
images aussi de notre côté".
On notera que même ces vidéos prises par les particuliers,
parce qu’elles sont réalisées à partir de téléphones portables, peuvent se retourner
contre leurs auteurs. Une publicité de la firme Nokia pour l'un de ses
produits, le 6600, annonce : « mon Nokia, il sait tout de moi », vantant
ainsi les fonctionnalités d'un outil qui offre ouvertement l'intimité à l'espionnage
par autrui, par l'entremise de logiciels censés faciliter notre vie en
informant des bases de données de notre profil, de nos désirs, de nos
préférences. Tel est le paradoxe : nous intégrons dans nos vies courantes,
par commodité personnelle, des outils qui permettent notre propre surveillance.
Au fur et à mesure de la généralisation de l’emploi de
technologies nouvelles par les forces de l’ordre, de nouvelles craintes
apparaissent. « L’ambivalence que suscitent ces nouveaux armements croit
en même temps que les possibilités d’emploi se rapprochent des citoyens dans la
vie de tous les jours (…) La proximité physique suscite logiquement
davantage de réactions émotionnelles»[12].
La vidéo embarquée, si elle ne bénéficie que de peu de recul en France, est
utilisée depuis une dizaine d’années dans les pays anglo-saxons. L’utilisation inconsidérée
d’un Tazer N108 par un policier de la route nord-américain, filmé depuis son
véhicule, permettra à la victime d'obtenir 40 000 $ de dédommagement et
amènera une suspension de trois semaines pour l'auteur de la bavure[13].
La présence de la vidéo embarquée dans l'équipement
de la police agit comme un rappel constant de la loi et du code de déontologie
: elle se substitue à la conscience morale ou lui sert de béquille,
externalisant ainsi la fonction du tiers. On peut lire également ce dispositif
comme l'expression d'une défiance à l’égard du policier. Il est à craindre que
l’hétéronomie se substitue à
l’autonomie, et que se mettent simultanément en place des conduites
d’évitements de ce contrôle.
Enfin, être en permanence sous l'objectif de la caméra,
c’est vivre comme dans un film, et avoir constamment conscience que le geste accompli,
que la parole prononcée, ne le sont pas seulement ici et maintenant, mais
irrémédiablement et pour la postérité, soumis au jugement des autres. L’effet miroir
capture l'être dans ses jeux/je d'images : l’enregistrement spéculaire prend le
pas sur la présence, je me regarde être vu, et j’agis en fonction de cette image
que j’ai de moi en train d’être vu. Ce fonctionnement affecte autant les
citoyens que les policiers.
Le contrôle des
individus, ou quand la technique change le rapport à l’autre
Le tournant sécuritaire du 11 septembre 2001
Ces évolutions
doivent être considérées dans un environnement technique global, car on ne peut
isoler la pratique généralisée de la vidéo de facteurs connexes aux
développements techniques. Le continuum de surveillance répond à un
continuum de violence en même temps qu'il l'alimente. Les cadres classiques qui
différencient entre délinquance et normalité ne fonctionnent plus. Tout
fait est filmé comme si le citoyen était déjà un délinquant potentiel. L’individu
relié en réseau à tous les autres, dont certains sont identifiés comme une
menace, devient lui-même une menace pour l’État. L'ennemi devient interne,
diffus, invisible, non identifiable, d’où la nécessité d’un contrôle accru de
tous.
Le 11 septembre 2001 marque un tournant sécuritaire. La
réussite d'une attaque terroriste de grande envergure a brouillé les lignes de partage traditionnelles
entre l’intérieur et l’extérieur, l’adversaire et l’ennemi, et les missions
respectives de la police et de l'armée, mais aussi entre un usage modéré et
restreint de la force contre des délinquants ou des suspects et son usage sans
limite contre des ennemis. À la suite de l'attaque des Tours jumelles, la
police anglaise a développé un temps contre les terroristes la stratégie shoot
to kill, dont on se souvient
qu'elle conduisit à la mort d’un jeune Brésilien, Jean Charles de Menezes, un électricien de 27
ans abattu de sept balles dans la tête dans une station de métro de Londres le
22 juillet 2005, quelques jours après une série d'attentats qui avaient fait 56
morts dans les transports en commun. La justification de cette philosophie de
l’ennemi réside dans la nature même de l’action terroriste dont le mode
opératoire (qui vise des populations civiles) et la pratique du secret requièrent
de lui opposer une force de police qui n’utilise pas les moyens
classiques de la police démocratique. Se pose alors le problème de la
juxtaposition des polices – conventionnelles et spéciales – et de leur
cohabitation dans un espace démocratique. La question des libertés se double de
celle des techniques utilisées. Le 11 septembre tourne une nouvelle page de
l'histoire de la sécurité, sur le thème de la "sécurité globale". Le fauteur de troubles internes devient un
ennemi, et l’invisibilité des ennemis oblige les États à se défendre contre des
ombres. Le danger se généralise et la gestion des risques dépasse le cadre des
frontières et de la lutte contre la délinquance classique : elle se
mondialise. Il faut être capable de prévoir un acte de terrorisme ou un conflit
par le biais d’une mise en alerte permanente : l’anticipation et la
riposte deviennent les éléments fondamentaux de la sécurité et de la santé des États.
Une « grammaire de l’action » [mis entre guillemets par mes soins]
assure à une collectivité une protection contre les attaques de toutes natures.
Les risques sont protéiformes, il faut réagir par une défense adaptée à la
frappe. La doctrine change et préconise de briser avec l’ancien référentiel
classique de lutte contre les délinquants. La délinquance pouvant fournir les
réseaux terroristes, la police « du sommeil » devient une
« police de souveraineté »[14],
car à un terrorisme global doit correspondre une réponse globale. Elle peut
même considérer comme des signes d’attaque globale des éléments délictueux ou
criminels. Cette volonté de comprendre le simple délit comme promesse
terroriste conduit à penser la sécurité dans une continuité qui va du niveau du
monde à celui du territoire national, de la région, de la ville, de la cage
d’escalier…
L’intervention
policière s’en trouve profondément affectée.
L’alibi des images : le cas particulier des ANM
Le fait que l’intervention soit filmée par
des caméras incluses dans des armes de neutralisation momentanée (ANM), non-létales,
introduit un rapport nouveau dans l’intervention policière avec le citoyen
contrôlé.
La
mémoire du Taser est pensée comme une garantie contre un usage abusif des ANM :
la version française, le X26, enregistre la scène à partir d’une caméra placée
dans le bas de la crosse, alors que le N108 américain ne le fait pas. Mais la Commission nationale de
déontologie de la sécurité pointe déjà le risque que l’exhibition d’un matériel
offensif place les personnes contrôlées dans une « fabrique de la
violence » qui engage une tension plus forte et donc mécaniquement des injures
et des insubordinations[15].
Est-il raisonnable, dans ces conditions, de doter les policiers des Brigades
anti-criminalité (qui sont déjà entourés d’une réputation de brusquerie dans
l’interpellation, et qui font dans les quartiers sensibles l'objet d’une
véritable haine) d’une arme aussi « doucereusement dangereuse » que
le Taser ? La question se pose également dès lors qu'il est envisagé de
doter les polices municipales de ces armes, alors que la formation de ces
intervenants est lacunaire et leur embauche non harmonisée et peu sélective.
Il existe actuellement un engouement important
pour les techniques nouvelles de neutralisation dites non létales ou a létalité
réduite. Elles permettent de gérer les foules et sont également adaptées
à la contreviolence individuelle :
grenades au poivre, gaz lacrymogènes, grenades de désencerclement
assourdissantes, armes à micro-ondes échauffant l’épiderme, armes
d’annihilation de circuits électroniques… Mais l’arme la plus prisée
actuellement est le Taser, arme
à impulsion électrique ayant un effet incapacitant sur le système moteur
central. La définition de ces armes figure dans la Directive 3000.3
« Policy for Non-Léthal Weapons » du Département européen de la
défense : ce sont des « armes discriminantes qui doivent frapper
d’incapacité le personnel et le matériel, tout en minimisant le risque mortel,
et les dommages indésirables aux biens et à l’environnement ». Il faut
donc comprendre que la « non létalité », la « létalité
réduite » ou encore la « létalité atténuée » n’est pas une
assurance pour un sujet particulier de ne pas mourir. L’appellation « armes de neutralisation momentanée
» (ANM) semble plus appropriée, elle est utilisée en Suisse et en Belgique
francophone.
Le
jeu sémantique qui consiste à désigner ces armes comme non létales incite à les
comparer aux armes à feu et à en déduire qu'elles constituent une amélioration,
en raison de la réduction des risques qu'elles autorisent. Cette comparaison se
comprend dans un contexte de forte criminalité par armes à feu comme au
États-Unis, mais elle est déplacée dans un contexte européen, où il s'agit de
situer l'utilisation de ces ANM par rapport à une intervention classique de la
police face à un public bien moins souvent équipé d'armes à feu. Dans ce
contexte, ce que le recours aux ANM introduit, c'est un éloignement du policier
d'avec sa cible. La confrontation physique peut être évitée. Le Tazer modifie essentiellement
l’appréciation d’une situation : là ou l'on pourrait tenter une médiation
par la parole pour désamorcer ou calmer une situation de violence possible, le
choix du Tazer risque d'être privilégié par l’agent, incité en cela par cette
double idée que l'arme ne fait que neutraliser et qu’elle lui permet d’assurer
sa propre sécurité. Les ANM introduisent une notion de « continuum de la
violence » : nous ne sommes plus dans une configuration d’intervention qui
irait de la parole à l’utilisation graduée de la violence, mais dans une
configuration de menace réciproque et immédiate suscitée par tout individu qui ferait
montre d’une quelconque résistance à l’autorité. Le Taser vient modifier la
conception de l’intervention de plusieurs façons, ces observations proviennent
de l’analyse des publicités de la firme Taser, :
1. Les policiers déclarent se sentir « plus
respectés », ce qui signifie que la capacité réelle d’infliger une douleur
importante entourerait le policier d’un « respect » supérieur, le
respect se confondant ici avec, d’une part, le pouvoir de faire mal et, d'autre
part, la peur que ce pouvoir entraîne. Ainsi une publicité de la firme Taser annonce
« que le taser X26 renverse inéluctablement la tendance actuelle et le
policier retrouve la force et l’autorité qu’il avait perdues. En effet la
simple présence du Taser à la ceinture en dissuade plus d’un ».
2. De multiple vidéos de démonstration circulent sur le
Taser, prises par les forces de l’ordre (démonstrations ou vidéos embarquées),
par la compagnie Taser ou par des vidéos amateurs qui les diffusent sur Internet.
Toutes montrent l’efficacité de cette arme : il y a un glissement de l’arme
vers son possesseur, une confusion entre les qualités de l’arme et celle du
policier qui la détient.
3. Le retour d’expérience dont nous disposons montre
que la seule activation du Taser est impressionnante : il y a un bruit
électrique de forte intensité, un pointage laser, et une impression très
singulière éprouvée par la victime du tir : « On pense qu’on va mourir sur le coup - C'est assez difficile à
exprimer, ça vous met dans un état, c'est pas une douleur. Moi, j'ai eu
l'impression d'avoir… Enfin, que j'étais en train de mourir en fait, j'ai
hurlé, j'ai crié au gars : Arrête ! Arrête ! Parce que je pensais que j'allais
mourir. C'est un état que j'ai jamais ressenti. Pourtant, j'ai joué longtemps
au rugby, j'ai fait pendant longtemps des sports de combat, j'ai pris des pets
assez importants, voire même une fois une blessure grave au rugby, des beaux
cartons et j'ai jamais ressenti un effet comme ça ». L’impression est très
particulière et marquante, un policier de la Brigade anti-criminalité parle métaphoriquement
de la sensation de « se vider de sa substance », de mourir. Dans les
prisons américaines ou il est utilisé, si les détenus entendent dans les
couloirs l’activation d’un Taser par une équipe d’intervention, ils se jettent
immédiatement au sol les mains sur la tête. Car l’un des effets du Taser, qui
n’est pas sensible dans l’appellation ANM, est la soumission qu’il entraîne
chez celui qui subit, un « effet docilité » qui fait de celui qui la
possède le maître de la situation.
4. Cette arme est donc incomparablement plus dangereuse
psychologiquement qu’un « choqueur » qui fait éprouver une violente
douleur physique (un bond de plus de trois mètres en arrière lorsque l’arc
touche la personne). L'effet du Taser se double de sa particularité
sensationnelle, mais ceux qui l’on subit ne parle pas de douleur, ce qui place
l’ANM du côté du propre, de médical, de la neutralisation non sadique car
débarrassée de la douleur. « Moi, dit l'un des policier, c'est pour neutraliser l'individu, et
neutraliser l'individu avec un Taser, sous réserve des conséquences médicales,
c'est-à-dire d'enquêtes médicales sérieuses, c'est le top ». « Je trouve, déclare un autre, que c'est aujourd'hui l'outil le mieux
adapté, peut être plus qu'une arme à feu parce que ça nous permet d'intervenir
à distance en toute sécurité et, a priori, sauf abus, sans risque aussi pour la
personne qui est en face et ça c'est quand même important ». Il faut
noter qu’il y a obligation en France, pour pouvoir porter cette arme, d’en
avoir soi-même subi les effets.
5. Il existe des usages non recommandés du Tazer, ce
sont les cas où la personne est sous l’influence de stupéfiants, de l’alcool,
de démence, de troubles cardiaques. Or, comment dans l’urgence de
l’intervention et sous la menace d’un individu agressif vérifier l’état médical
ou psychologique de la personne ? De même, juger de l’extrémité d’une situation
est difficile : peut-on utiliser l’arme dans le cas où la menace porte sur une
personne qui veut se suicider ? Doit-on la neutraliser pour la
sauver ? À quel moment ? Dans les faits l'évaluation des situations
est de l'ordre de la conjecture et de l’intime conviction du policier, ainsi
que d'une forme de calcul économique mettant en balance le risque pour l’équipe
et celui pour l’individu menaçant. Ce type de calcul peut conduire à un usage
généralisé des Taser.
6. Lors des émeutes de Villiers-le-Bel en novembre 2007,
pour la première fois, un usage d’armes à feu contre les forces de police a été
constaté. L’achat des ANM était autorisé jusqu’en juin 2008, il est désormais
réservé aux seules forces de police, mais on peut parier que son usage par des
délinquants ou des émeutiers est appelé à se développer.
Les
technologies doivent s’adapter aux situations et non les situations aux
technologies. La « doctrine d’emploi » serait plus appropriée que la
« doctrine capacitaire »[16]
qui ne tient pas compte des situations : ainsi, il est arrivé qu'un
individu ayant reçu à la fois un jet de spray asphyxiant et une décharge de Taser
soit entré en combustion. L'usage du Tazer n'invite pas à l'évaluation, mais
plutôt à un usage inconsidéré, parce que facilité par la croyance en son
innocuité. On peut affirmer au risque du paradoxe qu’il est beaucoup moins
dangereux d’utiliser une arme létale qu’une arme non létale, parce que la
première oblige à la réflexion et à la modération.
L’image contre la parole : technicisation et dépersonnalisation de
l'intervention
« L’économie de
paroles » pourrait qualifier l'intervention. L’expression trouve son
origine chez Voltaire la décrit dans Le
dictionnaire philosophique comme « la capacité à parler selon les
temps et les lieux ». L’encadrement technique de l’intervention
s’inscrit jusque dans les procédures que les agents doivent déployer : il
ne faut pas encombrer la circulation des informations par des éléments inutiles
ou explicatifs, il faut aller à l’essentiel. Le but du contrôle est seulement
de parvenir à l’identification, il ne s’agit pas d’une phase pédagogique de
rappel de la loi. Or, pour que l’information délivrée par les représentants de
l’autorité soit efficace, il faut
qu’elle soit pertinente, c’est-à-dire non parasitée par des signes équivoques.
Lors de l’interpellation dans une station de RER parisien de
deux personnes soupçonnées d’un délit, un officier de CRS répond à un jeune qui
se plaint d’avoir été brutalisé et maltraité, parce que plaqué au sol pour être
neutralisé : « il ne s’agit que d’une technique policière ». Ici
le message présente à la fois un contenu explicatif (la violence ressentie
n’était que l’effet d’une technique d’interpellation qui vise justement à
limiter la violence tant pour l’interpellé que pour les agents) et un contenu relationnel
(cette apparente brutalité n’est pas adressée à une personne mais est le fait
d’une « intelligence » de l’institution qui prévoit dans un cas
similaire d’interpellation d’utiliser cette technique). La réponse technique de
l’officier, face à une incrimination supposant une intention belliqueuse des
forces de l’ordre, a ici pour effet de neutraliser la violence de l’individu.
Cette neutralisation intervient par déplacement : sortir du conflit de
personnes pour entrer dans le cadre d’un « plan » et d’une
codification de l’usage de la force et de sa proportion. Le vocabulaire technique
permet de neutraliser le fait, du moins d’en modifier l’apparence. La parole
permet de situer la violence de l’interpellation dans un cadre fonctionnel.
Elle a de surcroit un effet déstabilisant car la réponse intervient sur un
autre terrain que l’émotion d’où est issue la question. Mais cette intervention
médiatisée des CRS dans le RER parisien engage une autre incidence : c’est
le centre opérationnel qui a déclenché l’intervention des CRS en ciblant des
jeunes par la vidéosurveillance et en les reliant à une plainte déposée. Il y
avait juste en ce cas erreur de ciblage, les jeunes interpellés n’ayant rien à
se reprocher.
La suppression du
caractère personnel dans l’acte de police résulte d’un développement
technologique privilégiant les GTPI (Gestes techniques professionnels
d’intervention). Cette importance
accrue de la technique serait à rapprocher de l’incorporation
progressive des brigades de gendarmeries dans le corps de la police nationale,
qui pourrait être le signe inverse que la police nationale tend à devenir une
organisation de type militaire : la sémantique des grades en est une
illustration, qui recoupe désormais entièrement celle de l’armée.
Conclusion
Nous
sommes ici devant un panoptique sécuritaire qui tout en s’appuyant sur les
techniques se développe et s’étend. Aujourd’hui un logiciel d’IBM permet
expérimentalement dans certaines villes américaines de produire une police
proactive. S’appuyant sur les données du Compstat et croisant les différents
fichiers à disposition de la police elle permet d’établir une carte de
prévision des crimes et délits, ce logiciel commande l’envoi d’un équipage sur
le lieu d’un futur délit. L’augmentation du matériel mis à disposition des
forces de l’ordre est une réponse technique à un phénomène de société qui
déplace le terrain de l’intervention policière vers celui de la surveillance et
de l’analyse prédictive des délits et des crimes. Tentant aussi de mettre à
disposition de la police les connaissances psychiatriques et génétiques pour
atteindre l’individu dangereux et le neutraliser avant qu’il ne passe à
l’action, à des fins de résolution d’enquête bien entendu – aujourd’hui un peu
d’ADN laissé sur la scène d’un crime permet de déterminer à 500 kilomètres près
l’origine géographique du sujet suspect, sa couleur de cheveux et d’yeux. La
technique est un fait culturel, il serait vain et anachronique d’en réclamer la
disparition, il est d’importance de réfléchir le rapport que nous entretenons
avec elle, la première des forces de la démocratie étant la maîtrise de ses
propres instruments, il faut militer pour une extension des prises de décisions
techniques à tous les acteurs de la vie démocratique : police qui évalue
ses besoins, Etat qui détermine les priorités et les limites de son usage,
citoyens et chercheurs qui doivent intégrer cette réflexion globale – passer
d’une sécurité globale à une éthique globale n’étant pas la moindre des tâches,
d’autant qu’on se laisse distraire de
la fin par les moyens. L’utilisation
des nouvelles technologies par la police nationale, mais aussi par les
polices municipales et donc les communes ; posent d’une manière nouvelle
le rapport que les citoyens entretiennent avec les forces de l’ordre et d’une
manière plus large avec l’autorité. La réponse technique, si elle n’est pas guidée par une politique humaine
d’accompagnement demeurera toujours incertaine et sera immanquablement désignée
comme la cause des effets auxquelles elle prétend s’opposer.
[1]
http://droit-et-photographie.over-blog.com/categorie-11213765.html
, Nicolas Sarkozy alors Ministre de l’Intérieur répond sur le droit à l’image
le 17 juillet 2006.
[4]
http://libertesinternets.wordpress.com/2008/04/13/thierry-rousselin-comment-echapper-a-la-surveillance-omnipresente/
[5]
http://www.litt-and-co.org/c_g/Textes%20CG%20mensuel/textes_Avril%202008.pdf
[6] Revue « Nouveaux regards », n° 44, Thierry Novarese, « La vidéosurveillance en Angleterre », avril 2009.
[9]
http://www.rue89.com/2008/10/19/montfermeil-une-bavure-filmee-ligs-enquete
[10]
« Bavures de Montfermeil : la police veut filmer ses
opération », Ouest-France, jeudi 23 octobre 2008.
[16]
Doctrine d’emploi : formation, règles et encadrements d’un usage /
Doctrine capacitaire :définition d ‘une stratégie d’action pour obtenir un
résultat.
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