Analyse de Norbert Elias sur l’abandon de la violence :
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L’ensauvagement du monde :
La
thèse de Norbert Elias est que la pacification des mœurs se trouve inscrite
dans les événements les plus communs de l’existence, ainsi observer la façon de
manger est un moyen d’accès non seulement à une compréhension des
significations des habitudes et des mœurs d’une époque mais aussi
comparativement à une analyse de notre propre rapport au monde et à nous-mêmes.
«La modification de la façon de se tenir à table n’est que l’aspect partiel
d’une modification très profonde de la sensibilité et des attitudes
humaines » (p.190). L’exemple de la consommation des viandes permet
d’illustrer tout le phénomène d’autocontrôle
de la pulsion qui conduit à une lente disparition de la violence dans les
rapports sociaux. Le repas au Moyen-âge était constitué principalement par des
viandes. « Il n’existe guère d’indications précises sur la consommation de
viande de la couche supérieure au Moyen Age et au début de l’époque moderne. On
peut supposer que des différences notables existaient entre un pauvre chevalier
et un riche seigneur féodal. Le niveau de vie de la petite chevalerie se
distinguait sans doute à peine de celui de la paysannerie (…) une évaluation de la consommation de viande
d’une petite cour allemande à une époque relativement récente, c’est-à-dire au
XVIIe siècle, permet d’estimer la consommation par tête et par jour à un kilo,
à quoi il faut ajouter d’importantes quantités de gibier, de volaille, de
poissons (pp.193-194). C’est la transformation des arts de la table qui
sert ici de guide vers l’hypothèse d’une réduction générale de l’agressivité,
ce ne sont pas seulement les consommations qui changent mais aussi la façon de
présenter et d’apprêter les plats : « La manière de présenter la
viande a beaucoup évoluée entre le Moyen Age et l’époque moderne. La ligne de
ce changement est très instructive : dans les couches supérieures de la
société médiévale ; on portait sur la table des animaux entiers ou
d’énormes quartiers de viande. C’était la façon habituelle de servir les
poissons, les oiseaux - parfois avec leurs plumes – les lièvres, moutons et veaux. Le gros gibier, les porcs
et les bœufs étaient en entier rôtis à la broche. L’animal est dépecé sur la
table ». Aussi la fonction de découpeur est-elle importante, tout homme
bien né doit savoir et pouvoir découper, cette fonction s’accompagne d’un
pouvoir et d’un savoir. Cité par Elias cet extrait se trouve dans le New vermehrtes trincier-Büchlein imprimé
à Rintelen en 1650 : « comme la fonction de découpeur n’est pas la
moins importante aux cours princières mais compte au contraire parmi les plus
nobles, celui qui l ‘assume doit être lui-même un noble ou un homme de
bonne naissance, droit et bien proportionné, doté de bras droits et solides et
de mains légères. Il évitera pendant le découpage les gestes exagérés et les
cérémonies superflues et insensées… et s’armera de sang-froid car il se
couvrirait de honte s’il tremblait du
corps et des mains, parce que cela serait inconvenant à une table
princière. C’est donc un grand honneur de découper et de servir la viande,
réservé en général au maître de céans ou à quelque invité distingué qu’il prie
de s’en charger (…) » (p.195). Le changement s’effectue au XVIIe, siècle à
partir duquel dans la haute société française le découpage de la viande cesse
de faire partie arts indispensables au même titre que l’escrime ou la danse.
« L’orientation de cette évolution ne saurait faire le moindre
doute : alors que la norme de départ considérait la vue d’une bête tuée et
son dépeçage sur la table comme agréables ou du moins comme nullement
déplaisantes, l’évolution s’oriente vers une autre norme qui postule qu’on
oublie autant que possible qu’un plat a quelque rapport avec un animal mort.
Une bonne partie de nos plats de viande sont préparés de telle manière qu’en
les dégustant, on se rend à peine compte de leur provenance. (…) les hommes
s’appliquent pendant le « processus de civilisation », à refouler
tout ce qu’ils ressentent en eux-mêmes comme relevant de leur « nature
animale » ; de la même manière, ils le refoulent dans leurs
aliments » (p.197). Les condamnations vont accompagner cette évolution des
mœurs. Milieu XIXe en Angleterre in The
habits of Good Society, 1859, p.314 cité in Ariès p.198 : « Nous
devons surtout au nouveau système (des coutumes de table) d’avoir mis au ban de
la société la coutume lourde et barbare du découpage de la viande. Rien ne saurait conférer d’élégance à une
pièce de viande assez grande pour dissimuler le maître de maison condamné à
cette misérable corvée… En vérité à moins de jouir d’un immense appétit, la vue
d’une pièce de viande empestant dans sa sauce suffit à vous fermer complètement
l’estomac ; une grande pièce de viande est faite tout exprès pour dégoûter
le gourmet. Si l’on tient absolument à offrir des pièces de viande, il faut les
mettre sur une petite table de service où elles échapperont à la vue ».
« La tendance générale à soustraire à la vue de la société ce qui pourrait
offenser sa sensibilité s’applique (…) aussi au dépeçage de l’animal entier. Ce
dépeçage faisait partie jadis (…) de la vie sociale de la couche supérieure.
Mais peu à peu, la vue du dépeçage fur ressentie comme pénible. Le dépeçage
comme tel ne pouvait être supprimé puisqu’il faut bien découper l’animal que
l’on veut manger. Mais ce qui offense la sensibilité est relégué maintenant
dans la coulisse, loin de la vie sociale. Des spécialistes s’en chargent au
magasin où à la cuisine » (p.198). Ce geste d’isolement, de déplacement
dans la coulisse, aura une influence radicale sur ce que Elias nomme
civilisation. « La ligne qui aboutit, du dépeçage de grands animaux ou de
grands morceaux de viande sur la table en passant par la progression du seuil
de pénibilité devant l’animal mort, au déplacement de l’opération dans des
enceintes spécialisées, est typique de l’orientation suivie par la
« civilisation » (pp.198-199). C’est donc à une interprétation
générale de la civilisation que nous parvenons, permettant même le déplacement
vers d’autres modèles qu’occidentaux. Ainsi dans l’ancienne
« civilisation » chinoise le déplacement du découpage dans la
coulisse s’est opéré d’une manière bien plus radicale qu’en Occident. En Chine,
le processus est allé si loin que la viande y est coupée en petits morceaux,
loin des yeux de tous, et que le couteau lui-même a été banni de la table] les
chinois parlent des manières de table des européens comme celles de barbares
qui mangent à table « avec des épées ». « On peut supposer
que la suppression du couteau comme ustensile de table en Chine est due au fait
que la couche dirigeante de la société n’y était plus, depuis longtemps, une
couche de guerriers mais une classe « pacifiée » à un très haut
degré, une classe de fonctionnaires cultivés (p.206) ». Suit une analyse
du couteau dans son usage et surtout ses interdits (p.199-206 ; L’usage du
couteau pendant les repas) : il y a lié au couteau toute une symbolique de
mort, de destruction, de puissance aussi et partant de plaisir. Il est en même
temps qu’arme offensive, outil
permettant de dépecer les animaux, et puis « au danger qu’il
représente vient s’ajouter une série de réactions affectives.(…) La crainte
qu’il suscite dépasse toute crainte fondée sur des considérations rationnelles,
elle est sans commune mesure avec le danger « évaluable » et probable
qu’il représente. » (pp.199-200). Les restrictions dans son usage sont
plus affectives que rationnelles, elles sont matinées de craintes, de pudeurs,
de culpabilité. Au Moyen Âge on ne trouve que cet unique interdit de ne pas se
nettoyer les dents avec [ Il est notable ici que la réapparition du couteau de
poche portée ostensiblement à la ceinture dans un fourreau soit le fait du XXe
finissant et du XXIe naissant. Y aurait-il
moins de retenue dans les rapports avec autrui ? Une renaissance
d’une forme d’agressivité sinon d’animalité qui ne prend plus soin de se cacher
ou de se masquer ? N’est-ce pas plutôt que la domestication des instincts
est telle dans notre civilisation que le couteau peut réapparaître sans dommage
pour les relations entre les hommes. « La digue des lois » est si
bien en place que le couteau n’évoque plus directement une menace.] Ainsi
l’interdit ne porte d’abord que sur le fait de se curer les dents avec, encore
n’est-ce là qu’une mesure de politesse, puis l’interdit vient désigner le fait
de lever un couteau vers le visage, enfin il ira jusqu’à son interdiction pour
couper les poissons, pommes de terres, pommes ou encore les oranges, ces
aliments ronds ou ovales qui pourraient évoquer des parties humaines, visages
ou mains. Il en va de même avec la fourchette qui prend une place de plus en
plus importante dans les manières de table, il faut éviter que nos doigts ne
rentrent en contact avec les aliments. Ainsi en 1859 on pose que manger avec
ses doigts « c’est la manière de faire des cannibales » (p.206 auteur
anonyme de Habits of Good Society,
cité un Elias p.206). La raison la plus évidente de ce refus serait l’hygiène,
mais nous ne trouvons pourtant pas de répugnance à prendre le pain, le
chocolat, des gâteaux… De plus les plats ne sont plus collectifs mais
individualisés, chacun mange dans son assiette personnelle. La réponse serait alors plus psychologique
que rationnelle (p.207-208) «nous éprouvons un sentiment de malaise quand nous
salissons nos doigts ou du moins quand on nous aperçoit en société avec
des mains crasseuses ou graisseuses. (…) Quand nous analysons nos propres
sensations face au rituel de la fourchette nous nous rendons parfaitement
compte du fait que l’instance suprême qui décide du caractère
« civilisé » ou « non civilisé » de notre comportement est
notre seule sensibilité. La fourchette n’est que la concrétisation d’une norme
déterminée de ce que nous ressentons comme pénible. Ainsi apparaît à l’arrière
plan de l’évolution des mœurs de table depuis le Moyen Age jusqu’à nos jours
(…) une modification de notre économie émotionnelle et affective. Des
comportements qui n’étaient nullement ressentis comme pénibles au Moyen Age
éveillent de plus en plus des réflexes de déplaisir. Le niveau de ce qui est
« ressenti » comme pénible trouve son reflet dans les interdictions
réglant le comportement en société. Ces tabous ne sont rien d’autre (…) que des
sensations de déplaisir, d’embarras, de dégoût, d’angoisse ou de pudeur qu’on a
inculquées aux hommes dans des circonstances sociales déterminées et qui ont
été ritualisées et institutionnalisées. » Ainsi il y a une forme
d’éducation au dégoût, une manière de faire passer d’une génération à l’autre
les inhibitions, les aversions, et ce par le simple exemple ; alors même
que les enfants sont d’abord « indéterminée » en terme de rejet ils
vont suivre l’exemple de leurs parents, qui les y incitent avec plus ou moins
de sévérité. Ces comportements ne leurs sembleront plus alors artificiels et
relatifs mais fondés en nature en dehors de toute pression sociale et
familiale. « Ainsi s’accomplit dans chaque individu, en raccourci, un
processus qui, dans l’évolution historique et sociale a duré des siècles et
dont l’aboutissement est la modification de la norme de la pudeur et du
déplaisir. Si l’on tenait à qualifier « lois » les processus
récurrents, on serait en droit de formuler à l’exemple de la « loi
fondamentale de la biogenèse » une loi fondamentale de la sociogenèse et
de la psychogenèse » (p210-211).
Genèse
du processus de refoulement des pulsions :
« Au début, ce sont les
personnes d’un rang social supérieur qui exigent des individus socialement
inférieurs et, le cas échéant, de leurs, sous une forme ou une autre, un
contrôle plus rigoureux des pulsions entraînant certains renoncements
relativement ordonnés ou un refoulement de l’affectivité. Ce n’est qu’à une
époque relativement tardive, quand les couches bourgeoises composées de
nombreux individus d’un rang social comparable – qui, à côté des anciennes
couches dirigeantes, font figures de « masses humaines » - accèdent
aux commandes de la société, que la famille
se fait l’agent unique ou principal de la répression des pulsions ; c’est
à partir de ce moment que la dépendance de l’enfant par rapport aux parents
devient une des premières source d’énergie, et même la plus importante et la
plus efficace de la régulation et de la formation socialement nécessaires de
l’affectivité » (p.226). Corrélativement le sentiment de pudeur apparaît
comme une fonction sociale, elle est la marque de l’égalité entre les grands
seigneurs, elle s’arrête donc à ce seuil. En effet tout ce qui est prohibé par
les mœurs ne l’est que pour les égaux, ainsi
« il existe des personnes dont on a honte et d’autres en présence
desquelles on ne se gêne pas » (p.228). Au XVII en France il est courant
que les rois ou les grands seigneurs se fassent accompagner faire leur besoin par des membres de leur entourage
qu’ils veulent ainsi récompenser et honorer. Les restrictions ne sont valables
que pour les pairs ou pour les personnages d’un rang social plus élevés. Ainsi
l’amie de Voltaire, la marquise du Châtelet,
réprimande son valet pour ne pas verser convenablement l’eau chaude
troublé qu’il est par la vue de son corps nue. Ici il y a une ligne de
séparation, la marquise peut se montrer nue sans aucune gêne à son valet car il
n’est tout simplement pas un homme pour elle (p.228 et note 66), la réprimande
s’adressant précisément à l’émoi du valet qui ne devrait pas voir en elle une
femme possible, l’écran des classes sociales joue ici jusqu’au rôle de marqueur
des corps. La nudité est encore une nudité de classes. Les contraintes et les
réserves sont d’abord sociales, elles visent la reconnaissance d’un statut égal
ou supérieur. « Au début, les fonctions du corps et leur vue ne
s’accompagnaient que peu de sentiments de pudeur et de gêne ; par
conséquent on ne songeait guère à les entourer de discrétion ou à les réprimer.
Elles semblaient aussi naturelles que le fait de se peigner ou de se
chausser. » (p.225) Il en va ainsi de la nudité : « Au début, on
considère comme un affront pénible de montrer sa nudité à une personne d’un
rang social égal ou supérieur au sien, alors que dans ses rapports avec ses
subordonnés un tel geste peut même avoir la valeur d’une faveur. Mais après un
certain laps de temps, on n’a plus tellement conscience que les sentiments de
pudeur et de gêne se rapportent essentiellement à des situations sociales. Le
fait même que l’interdiction de se dévêtir ou de se livrer à des besoins
naturels en présence d’un tiers s’applique désormais à tous les hommes et est
imposé à l’enfant sous cette forme, la fait apparaître aux yeux de l’adulte
comme un impératif de son propre moi, comme une auto-contrainte se manifestant avec un automatisme plus ou
moins parfait » (p.230). « Mais ce rejet de la satisfaction des
besoins naturels hors de la vie publique, la réglementation et le modelage de
la vie pulsionnelle qui les régit, n’ont pu se faire que grâce à la mise au
point d’un dispositif technique permettant la suppression de telles fonctions
dans le cadre social et leur accomplissement dans une enceinte destinée à cet
effet. Ce processus à quelques ressemblances avec celui de la technique de
l’alimentation. Le processus des modifications psychiques, les progrès du seuil
de la pudeur et de la sensibilité aux expériences « pénibles » ne
sauraient s’expliquer par des arguments unilatéraux, et encore bien moins par
l’évolution des techniques et des sciences. Bien au contraire, il serait très
facile de démontrer la sociogenèse et la psychogenèse des réalisations et
découvertes techniques » (p.230). Ainsi ce ne sont pas les découvertes qui
modèlent la façon de voir et de comprendre mais d’abord le « désir »,
ce qui engage ici une rupture avec la pensée de Marx qui ne voyait que dans les rapports de classes le moteur de l'histoire.
Références :
Elias Norbert, La
civilisation des mœurs (tome 1) et La
Société de Cour (tome 2), éd. Calmann-Lévy, coll. Pluriel, (1939), 1973.
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