jeudi 27 décembre 2012

L’ensauvagement du monde / lecture de Norbert Elias




Analyse de Norbert Elias sur l’abandon de la violence :


-         L’ensauvagement du monde :



La thèse de Norbert Elias est que la pacification des mœurs se trouve inscrite dans les événements les plus communs de l’existence, ainsi observer la façon de manger est un moyen d’accès non seulement à une compréhension des significations des habitudes et des mœurs d’une époque mais aussi comparativement à une analyse de notre propre rapport au monde et à nous-mêmes. «La modification de la façon de se tenir à table n’est que l’aspect partiel d’une modification très profonde de la sensibilité et des attitudes humaines » (p.190). L’exemple de la consommation des viandes permet d’illustrer tout le phénomène  d’autocontrôle de la pulsion qui conduit à une lente disparition de la violence dans les rapports sociaux. Le repas au Moyen-âge était constitué principalement par des viandes. « Il n’existe guère d’indications précises sur la consommation de viande de la couche supérieure au Moyen Age et au début de l’époque moderne. On peut supposer que des différences notables existaient entre un pauvre chevalier et un riche seigneur féodal. Le niveau de vie de la petite chevalerie se distinguait sans doute à peine de celui de la paysannerie (…)  une évaluation de la consommation de viande d’une petite cour allemande à une époque relativement récente, c’est-à-dire au XVIIe siècle, permet d’estimer la consommation par tête et par jour à un kilo, à quoi il faut ajouter d’importantes quantités de gibier, de volaille, de poissons  (pp.193-194). C’est la transformation des arts de la table qui sert ici de guide vers l’hypothèse d’une réduction générale de l’agressivité, ce ne sont pas seulement les consommations qui changent mais aussi la façon de présenter et d’apprêter les plats : « La manière de présenter la viande a beaucoup évoluée entre le Moyen Age et l’époque moderne. La ligne de ce changement est très instructive : dans les couches supérieures de la société médiévale ; on portait sur la table des animaux entiers ou d’énormes quartiers de viande. C’était la façon habituelle de servir les poissons, les oiseaux - parfois avec leurs plumes – les lièvres,  moutons et veaux. Le gros gibier, les porcs et les bœufs étaient en entier rôtis à la broche. L’animal est dépecé sur la table ». Aussi la fonction de découpeur est-elle importante, tout homme bien né doit savoir et pouvoir découper, cette fonction s’accompagne d’un pouvoir et d’un savoir. Cité par Elias cet extrait se trouve dans le New vermehrtes trincier-Büchlein imprimé à Rintelen en 1650 : « comme la fonction de découpeur n’est pas la moins importante aux cours princières mais compte au contraire parmi les plus nobles, celui qui l ‘assume doit être lui-même un noble ou un homme de bonne naissance, droit et bien proportionné, doté de bras droits et solides et de mains légères. Il évitera pendant le découpage les gestes exagérés et les cérémonies superflues et insensées… et s’armera de sang-froid car il se couvrirait de honte s’il tremblait du corps et des mains, parce que cela serait inconvenant à une table princière. C’est donc un grand honneur de découper et de servir la viande, réservé en général au maître de céans ou à quelque invité distingué qu’il prie de s’en charger (…) » (p.195). Le changement s’effectue au XVIIe, siècle à partir duquel dans la haute société française le découpage de la viande cesse de faire partie arts indispensables au même titre que l’escrime ou la danse. « L’orientation de cette évolution ne saurait faire le moindre doute : alors que la norme de départ considérait la vue d’une bête tuée et son dépeçage sur la table comme agréables ou du moins comme nullement déplaisantes, l’évolution s’oriente vers une autre norme qui postule qu’on oublie autant que possible qu’un plat a quelque rapport avec un animal mort. Une bonne partie de nos plats de viande sont préparés de telle manière qu’en les dégustant, on se rend à peine compte de leur provenance. (…) les hommes s’appliquent pendant le «  processus de civilisation », à refouler tout ce qu’ils ressentent en eux-mêmes comme relevant de leur « nature animale » ; de la même manière, ils le refoulent dans leurs aliments » (p.197). Les condamnations vont accompagner cette évolution des mœurs. Milieu XIXe en Angleterre in The habits of Good Society, 1859, p.314 cité in Ariès p.198 : « Nous devons surtout au nouveau système (des coutumes de table) d’avoir mis au ban de la société la coutume lourde et barbare du découpage de la viande.  Rien ne saurait conférer d’élégance à une pièce de viande assez grande pour dissimuler le maître de maison condamné à cette misérable corvée… En vérité à moins de jouir d’un immense appétit, la vue d’une pièce de viande empestant dans sa sauce suffit à vous fermer complètement l’estomac ; une grande pièce de viande est faite tout exprès pour dégoûter le gourmet. Si l’on tient absolument à offrir des pièces de viande, il faut les mettre sur une petite table de service où elles échapperont à la vue ». « La tendance générale à soustraire à la vue de la société ce qui pourrait offenser sa sensibilité s’applique (…) aussi au dépeçage de l’animal entier. Ce dépeçage faisait partie jadis (…) de la vie sociale de la couche supérieure. Mais peu à peu, la vue du dépeçage fur ressentie comme pénible. Le dépeçage comme tel ne pouvait être supprimé puisqu’il faut bien découper l’animal que l’on veut manger. Mais ce qui offense la sensibilité est relégué maintenant dans la coulisse, loin de la vie sociale. Des spécialistes s’en chargent au magasin où à la cuisine » (p.198). Ce geste d’isolement, de déplacement dans la coulisse, aura une influence radicale sur ce que Elias nomme civilisation. « La ligne qui aboutit, du dépeçage de grands animaux ou de grands morceaux de viande sur la table en passant par la progression du seuil de pénibilité devant l’animal mort, au déplacement de l’opération dans des enceintes spécialisées, est typique de l’orientation suivie par la « civilisation » (pp.198-199). C’est donc à une interprétation générale de la civilisation que nous parvenons, permettant même le déplacement vers d’autres modèles qu’occidentaux. Ainsi dans l’ancienne « civilisation » chinoise le déplacement du découpage dans la coulisse s’est opéré d’une manière bien plus radicale qu’en Occident. En Chine, le processus est allé si loin que la viande y est coupée en petits morceaux, loin des yeux de tous, et que le couteau lui-même a été banni de la table] les chinois parlent des manières de table des européens comme celles de barbares qui mangent à table « avec des épées ».  « On peut supposer que la suppression du couteau comme ustensile de table en Chine est due au fait que la couche dirigeante de la société n’y était plus, depuis longtemps, une couche de guerriers mais une classe « pacifiée » à un très haut degré, une classe de fonctionnaires cultivés  (p.206) ». Suit une analyse du couteau dans son usage et surtout ses interdits (p.199-206 ; L’usage du couteau pendant les repas) : il y a lié au couteau toute une symbolique de mort, de destruction, de puissance aussi et partant de plaisir. Il est en même temps qu’arme offensive, outil  permettant de dépecer les animaux, et puis « au danger qu’il représente vient s’ajouter une série de réactions affectives.(…) La crainte qu’il suscite dépasse toute crainte fondée sur des considérations rationnelles, elle est sans commune mesure avec le danger « évaluable » et probable qu’il représente. » (pp.199-200). Les restrictions dans son usage sont plus affectives que rationnelles, elles sont matinées de craintes, de pudeurs, de culpabilité. Au Moyen Âge on ne trouve que cet unique interdit de ne pas se nettoyer les dents avec [ Il est notable ici que la réapparition du couteau de poche portée ostensiblement à la ceinture dans un fourreau soit le fait du XXe finissant et du XXIe naissant. Y aurait-il  moins de retenue dans les rapports avec autrui ? Une renaissance d’une forme d’agressivité sinon d’animalité qui ne prend plus soin de se cacher ou de se masquer ? N’est-ce pas plutôt que la domestication des instincts est telle dans notre civilisation que le couteau peut réapparaître sans dommage pour les relations entre les hommes. « La digue des lois » est si bien en place que le couteau n’évoque plus directement une menace.] Ainsi l’interdit ne porte d’abord que sur le fait de se curer les dents avec, encore n’est-ce là qu’une mesure de politesse, puis l’interdit vient désigner le fait de lever un couteau vers le visage, enfin il ira jusqu’à son interdiction pour couper les poissons, pommes de terres, pommes ou encore les oranges, ces aliments ronds ou ovales qui pourraient évoquer des parties humaines, visages ou mains. Il en va de même avec la fourchette qui prend une place de plus en plus importante dans les manières de table, il faut éviter que nos doigts ne rentrent en contact avec les aliments. Ainsi en 1859 on pose que manger avec ses doigts « c’est la manière de faire des cannibales » (p.206 auteur anonyme de Habits of Good Society, cité un Elias p.206). La raison la plus évidente de ce refus serait l’hygiène, mais nous ne trouvons pourtant pas de répugnance à prendre le pain, le chocolat, des gâteaux… De plus les plats ne sont plus collectifs mais individualisés, chacun mange dans son assiette personnelle.  La réponse serait alors plus psychologique que rationnelle (p.207-208) «nous éprouvons un sentiment de malaise quand nous salissons nos doigts ou du moins quand on nous aperçoit en société avec des mains crasseuses ou graisseuses. (…) Quand nous analysons nos propres sensations face au rituel de la fourchette nous nous rendons parfaitement compte du fait que l’instance suprême qui décide du caractère « civilisé » ou « non civilisé » de notre comportement est notre seule sensibilité. La fourchette n’est que la concrétisation d’une norme déterminée de ce que nous ressentons comme pénible. Ainsi apparaît à l’arrière plan de l’évolution des mœurs de table depuis le Moyen Age jusqu’à nos jours (…) une modification de notre économie émotionnelle et affective. Des comportements qui n’étaient nullement ressentis comme pénibles au Moyen Age éveillent de plus en plus des réflexes de déplaisir. Le niveau de ce qui est « ressenti » comme pénible trouve son reflet dans les interdictions réglant le comportement en société. Ces tabous ne sont rien d’autre (…) que des sensations de déplaisir, d’embarras, de dégoût, d’angoisse ou de pudeur qu’on a inculquées aux hommes dans des circonstances sociales déterminées et qui ont été ritualisées et institutionnalisées. » Ainsi il y a une forme d’éducation au dégoût, une manière de faire passer d’une génération à l’autre les inhibitions, les aversions, et ce par le simple exemple ; alors même que les enfants sont d’abord « indéterminée » en terme de rejet ils vont suivre l’exemple de leurs parents, qui les y incitent avec plus ou moins de sévérité. Ces comportements ne leurs sembleront plus alors artificiels et relatifs mais fondés en nature en dehors de toute pression sociale et familiale. « Ainsi s’accomplit dans chaque individu, en raccourci, un processus qui, dans l’évolution historique et sociale a duré des siècles et dont l’aboutissement est la modification de la norme de la pudeur et du déplaisir. Si l’on tenait à qualifier « lois » les processus récurrents, on serait en droit de formuler à l’exemple de la « loi fondamentale de la biogenèse » une loi fondamentale de la sociogenèse et de la psychogenèse » (p210-211).


Genèse du processus de refoulement des pulsions :

« Au début, ce sont les personnes d’un rang social supérieur qui exigent des individus socialement inférieurs et, le cas échéant, de leurs, sous une forme ou une autre, un contrôle plus rigoureux des pulsions entraînant certains renoncements relativement ordonnés ou un refoulement de l’affectivité. Ce n’est qu’à une époque relativement tardive, quand les couches bourgeoises composées de nombreux individus d’un rang social comparable – qui, à côté des anciennes couches dirigeantes, font figures de « masses humaines » - accèdent aux commandes de la société, que la famille se fait l’agent unique ou principal de la répression des pulsions ; c’est à partir de ce moment que la dépendance de l’enfant par rapport aux parents devient une des premières source d’énergie, et même la plus importante et la plus efficace de la régulation et de la formation socialement nécessaires de l’affectivité » (p.226). Corrélativement le sentiment de pudeur apparaît comme une fonction sociale, elle est la marque de l’égalité entre les grands seigneurs, elle s’arrête donc à ce seuil. En effet tout ce qui est prohibé par les mœurs ne l’est que pour les égaux, ainsi  « il existe des personnes dont on a honte et d’autres en présence desquelles on ne se gêne pas » (p.228). Au XVII en France il est courant que les rois ou les grands seigneurs se fassent accompagner faire  leur besoin par des membres de leur entourage qu’ils veulent ainsi récompenser et honorer. Les restrictions ne sont valables que pour les pairs ou pour les personnages d’un rang social plus élevés. Ainsi l’amie de Voltaire, la marquise du Châtelet,  réprimande son valet pour ne pas verser convenablement l’eau chaude troublé qu’il est par la vue de son corps nue. Ici il y a une ligne de séparation, la marquise peut se montrer nue sans aucune gêne à son valet car il n’est tout simplement pas un homme pour elle (p.228 et note 66), la réprimande s’adressant précisément à l’émoi du valet qui ne devrait pas voir en elle une femme possible, l’écran des classes sociales joue ici jusqu’au rôle de marqueur des corps. La nudité est encore une nudité de classes. Les contraintes et les réserves sont d’abord sociales, elles visent la reconnaissance d’un statut égal ou supérieur. « Au début, les fonctions du corps et leur vue ne s’accompagnaient que peu de sentiments de pudeur et de gêne ; par conséquent on ne songeait guère à les entourer de discrétion ou à les réprimer. Elles semblaient aussi naturelles que le fait de se peigner ou de se chausser. » (p.225) Il en va ainsi de la nudité : « Au début, on considère comme un affront pénible de montrer sa nudité à une personne d’un rang social égal ou supérieur au sien, alors que dans ses rapports avec ses subordonnés un tel geste peut même avoir la valeur d’une faveur. Mais après un certain laps de temps, on n’a plus tellement conscience que les sentiments de pudeur et de gêne se rapportent essentiellement à des situations sociales. Le fait même que l’interdiction de se dévêtir ou de se livrer à des besoins naturels en présence d’un tiers s’applique désormais à tous les hommes et est imposé à l’enfant sous cette forme, la fait apparaître aux yeux de l’adulte comme un impératif de son propre moi, comme une auto-contrainte  se manifestant avec un automatisme plus ou moins parfait » (p.230). « Mais ce rejet de la satisfaction des besoins naturels hors de la vie publique, la réglementation et le modelage de la vie pulsionnelle qui les régit, n’ont pu se faire que grâce à la mise au point d’un dispositif technique permettant la suppression de telles fonctions dans le cadre social et leur accomplissement dans une enceinte destinée à cet effet. Ce processus à quelques ressemblances avec celui de la technique de l’alimentation. Le processus des modifications psychiques, les progrès du seuil de la pudeur et de la sensibilité aux expériences « pénibles » ne sauraient s’expliquer par des arguments unilatéraux, et encore bien moins par l’évolution des techniques et des sciences. Bien au contraire, il serait très facile de démontrer la sociogenèse et la psychogenèse des réalisations et découvertes techniques » (p.230). Ainsi ce ne sont pas les découvertes qui modèlent la façon de voir et de comprendre mais d’abord le « désir », ce qui engage ici une rupture avec la pensée de Marx qui ne voyait que dans les rapports de classes le moteur de l'histoire.


Références :

Elias Norbert, La civilisation des mœurs (tome 1) et La Société de Cour (tome 2), éd. Calmann-Lévy, coll. Pluriel, (1939), 1973.


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