Le
langage des jeunes :
Les Z.U.S (zones
urbaines sensibles) possèdent des codes langagiers qui leurs sont propres. En
ces lieux la violence est d’abord verbale, puis viennent les pierres. La
violence symbolique (les mots) est donc le prélude à la violence réelle. Un
commissaire de Police décrit ainsi l’utilisation du langage des jeunes
préadolescents : « ils insultent avec des termes qu’ils ne
comprennent pas, n’envisagent pas la teneur des termes ni la dangerosité de ce
qu’ils disent, alors que ce sont des insultent pour celui qui les
reçoit » : ce qui est ici notable c’est que la parole chargée
d’insultes n’est pas comprise par celui qui la profère comme injurieuse, il
peut s’agir d’un mode d’expression de son mécontentement lors d’un contrôle
d’identité aussi bien que d’une communication considérée comme normale ou
habituelle. C’est précisément cette capacité d’adaptabilité dont ne disposent
pas ces jeunes, tant du point de vue du langage que du mode de réponse à une
situation ressentie comme dérangeante. Mais pour le policier qui reçoit ces
paroles il y a supposition d’une intention conscience ainsi que l’expression
d’une agression portée à son encontre. Cette disparité dans l’appréciation du
langage comme des faits de délinquances est la pierre de touche des tensions
entre jeunes et policiers mais plus loin encore entre ces jeunes et la société
dans sa plus grande composante.
Le langage
ordinaire renvoyant à des subtilités qui mettent en danger le jeune non assez
doté linguistiquement pour répondre rapidement et efficacement il y a
fabrication d’une sous-culture qui ne reprend pas les règles ordinaires de la
communication. L’injure permettant aussi de mesurer un véritable pouvoir, celui
de pouvoir mettre en dehors de lui n’importe quel adulte. Cette capacité à
« exciter » l’adulte, à le rendre agressif à son tour est aussi la
vérification que derrière la façade des conventions, derrière le vernis, les
mêmes codes régissent le monde : violence et peur – force et faiblesse –
leader et esclave. L’entreprise est alors dans la tentative de déstabilisation,
de vacillement des valeurs, celui qui est en face est capable de violence, il
est prompt à abandonner la bienséance pour la joute oratoire puis la force
physique. Le langage joue ici un rôle de reconnaissance et de connivence pour
les jeunes et d’exclusion pour les adultes (cela renvoyant certainement aussi à
un monde où la place du jeune n’est plus acquise tant la concurrence symbolique
est grande, de plus ces jeunes sont souvent malmenés scolairement et
socialement, ils déplacent alors sur le terrain de la violence et de la force
physique – seul sol où ils ne sont pas disqualifiés la concurrence et la
performance dont ils sont soustraits ailleurs).
Le langage codifié des jeunes implique une structure inventive de la
langue toute entièrement tournée vers l’insulte – donc ce qui dans une société
policée est considérée comme précisément la sortie de la civilité et de
l’urbanité. Il y a inversion de la codification : il n’est pas rare d’entendre
lors d’échanges entres jeunes des insultes de « mondanité » :
pour se saluer on entend couramment un chapelet d’insultes et d’insanités comme
marqueur d’une affection mutuelle. Les propos racistes sont ainsi repris et
détournés de leurs fonctions initiales : deux jeunes se quittant
ainsi : « sale négro va en cours » et l’autre de saluer d’un
signe de la main et de partir rejoindre sa salle de classe.
intervention dans une cité marseillaise |
Le sol de la
perception classique de l’injure est donc troublé. Cette offense raciste ne
l’est pas ou ne l’est plus : il faut retraduire le sens de la phrase à
partir d’une compréhension situationnelle qui prend ici toute son importance.
Il s’agit visiblement de deux jeunes qui se connaissent, leurs traits demeurent
souriants et n’engagent pas de réflexes d’agressivités ou de courroux. Il
s’agirait donc d’une situation normale d’échange. Mais ce qui se trouble à
travers cet échange c’est aussi la valeur future que je dois accorder aux
propos qui bordent mon champ perceptif.
Je dois abandonner l’idée d’une réaction stéréotypée à l’audition de tel ou tel
vocable et me pencher sur mon expérience humaine pour décoder les rapports
entres les personnes. Cette intelligence situationnelle est facteur de stress.
L’autre piège étant dans l’adoption d’un langage similaire pour s’adresser aux
jeunes, les propos que l’adulte profère sont marqués par une socialité
différente, il porte avec le mot la charge symbolique afférente : ce que
je dis je le pense, mon propos est élaboré, même et surtout, s’il est injurieux.
La courtoisie est, elle aussi, impossible. En situation d’injure la réponse
polie est marque de dédain et invitation au mépris (on se souvient de cet homme
qui fut frappé à mort par des jeunes à qui il demandait « poliment »
de s’écarter de son véhicule lors des « émeutes » de 2005. La
politesse étant ici considérée comme le signe d’une volonté d’humiliation). De
plus elle est rendue presque impossible pour les raisons mentionnées plus
avant. La solution serait plutôt dans l’adoption d’une autre codification,
celle d’un langage technique qui permet la neutralisation de la violence
d’abord chez le policier, ensuite par effet d’incompréhension chez le jeune.
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